Revue européenne de psychologie appliquée 60 (2010) 113–127 Article original Év

Revue européenne de psychologie appliquée 60 (2010) 113–127 Article original Évaluation du manque du mot chez l’enfant : données développementales récoltées auprès d’enfants francophones de sept à 12 ans Child word-finding difficulties assessment: Developmental data from French-speaking children aged from 7 to 12 A. Bragard ∗, M.-A. Schelstraete , E. Collette , J. Grégoire Unité cognition et développement, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université catholique de Louvain, 10, place du Cardinal-Mercier, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique Rec ¸u le 2 aoˆ ut 2007 ; rec ¸u sous la forme révisée 25 novembre 2009 ; accepté le 27 novembre 2009 Résumé Le manque du mot, bien que présent dans plusieurs pathologies développementales, est à l’heure actuelle un trouble langagier peu diagnostiqué chez l’enfant. Ce type de difficultés d’accès lexical n’est que rarement mis en évidence, entre autres, par manque d’outils d’évaluation. Cette étude présente, d’une part, des épreuves informatisées pour évaluer les difficultés d’accès lexical chez l’enfant, et, d’autre part, des données récoltées auprès d’enfants de sept à 12 ans. Ces données sont destinées à permettre la mise en évidence d’un éventuel manque du mot chez l’enfant. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Manque du mot ; Évaluation ; Enfants ; Accès lexical Abstract Word-finding difficulty, although present in several developmental pathologies, is still a linguistic disorder underdiagnosed in the child. The examination of these lexical access difficulties is often hampered by lack of tools for evaluation. This study presents, on the one hand, a battery of computerized tests to evaluate lexical access difficulties in children, and on the other hand, a corpus of normalized data on children from 7 to 12 years to help underline a possible word-finding difficulty in children. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Word-finding difficulties; Assessment; Children; Lexical access 1. Introduction Le manque du mot (trouble défini dans la littérature anglo- saxonne par les termes word finding difficulties) est décrit comme un trouble langagier qui touche le versant expressif et dans lequel l’individu connaît le mot qu’il veut utiliser mais est momentanément incapable de le retrouver (cf. par exemple, Bragard et Schelstraete, 2006 ; Dockrell et al., 2001, 1998 ; German, 1984 ; Mazeau, 1997). Il peut être observé tant chez l’adulte que chez l’enfant et aussi bien dans des pathologies acquises que développementales ou dégénératives. Les patients présentant un manque du mot sont capables d’identifier un ∗Auteur correspondant. Adresse e-mail : anne.bragard@uclouvain.be (A. Bragard). référent face à divers exemplaires (désignation) mais ont des difficultés à produire le mot cible face à un dessin, une photo (dénomination) ou en production spontanée. En langage spon- tané, ces patients cherchent leurs mots, font de nombreuses pauses dans une phrase, produisent beaucoup de mots « vides de sens » tels que « chose » ou « truc », des termes de rem- plissage tels que « hum », des persévérations et répétitions de mots ou de phrases ainsi que de nombreuses circonlocutions1 et substitutions2 (Dockrell et al., 1998 ; German et Simon, 1991). 1 Une circonlocution est une fac ¸on d’exprimer une notion par une périphrase, une définition du mot (ex : « c’est un truc pour attacher les vêtements dans l’armoire » pour le mot « cintre »). 2 Une substitution peut entretenir un lien sémantique (ex: « jupe » pour « robe ») ou un lien phonémique (ex: « lance » pour « ancre ») avec le mot cible. 1162-9088/$ – see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. doi:10.1016/j.erap.2009.11.003 114 A. Bragard et al. / Revue européenne de psychologie appliquée 60 (2010) 113–127 De plus, en cas de problèmes d’accès, on observe une tendance à faire des gestes (iconiques ou de frustration) et/ou des commen- taires métalinguistiques (e.g., « le mot commence par un “b” ») ou métacognitifs (e.g., « je connais le mot ! »). Sur le plan théorique, on peut tenter d’expliquer les diffi- cultés lexicales observées en cas de manque du mot à l’aide des modèles de l’accès lexical en production verbale (Dell et Oseaghdha, 1992 ; Humphreys et al., 1988 ; Levelt, 1999). Bien que ces modèles diffèrent quant au nombre de niveaux de trai- tement postulés et quant à la manière dont l’information se transmet d’un niveau de traitement à l’autre, la plupart des conceptions de l’accès lexical suggèrent que la production orale d’un mot fait intervenir trois niveaux de traitement, à savoir le niveau conceptuel, le niveau lexical et le niveau phonologique. Le niveau conceptuel est celui de la préparation conceptuelle du message préverbal. Suite à une intention de communiquer, le locuteur active des concepts lexicaux. Ensuite, au niveau lexi- cal, l’étiquette verbale correspondant au concept est récupérée. Finalement, la forme sonore du mot est sélectionnée lors de l’étape phonologique. Ainsi, en plus de l’étape conceptuelle, deux grandes étapes sont impliquées dans la production orale d’un mot, à savoir l’étape de sélection lexicale qui consiste en la sélection d’une unité lexicale à partir de la représentation séman- tique et l’encodage phonologique qui correspond à l’activation de la représentation phonologique. Plusieurs données apportent des arguments en faveur de cette distinction entre les représentations sémantiques et phonolo- giques. Tout d’abord, tout locuteur peut présenter à un moment ou un autre le phénomène du mot sur le bout de la langue (Bonin, 2003; Bonin et al., 2003a, b ; Brown, 1991 ; Burke et al., 1991). Lors de cet accident du discours, qui peut être apparenté au phé- nomène du manque du mot observé, lui, chez des personnes souffrant de troubles du langage, les informations sémantiques sont récupérées mais pas les représentations phonologiques (Burke et al., 1991 ; Ferrand, 1994). Des données récoltées chez des patients aphasiques permettent également de distinguer ces différents niveaux dans l’accès lexical. En effet, certains patients sont capables d’utiliser un objet sans pouvoir le dénommer alors que d’autres peuvent produire un mot sans pouvoir reconnaître son référent (Pillon, 2002). Finalement, les données issues de l’utilisation d’un paradigme d’interférence/facilitation en déno- mination renforcent l’existence de cette distinction. Le principe de base de ce paradigme consiste à présenter en plus d’une image à dénommer un mot interférent (soit auditivement, soit visuellement) qui entretient un lien soit phonologique avec le mot à produire (e.g., « pain » avec « train »), soit sémantique (e.g., « voiture » avec « train »). Le participant a pour tâche de dénommer le plus rapidement possible l’image en ignorant le mot distracteur. Les études montrent que les adultes dénomment plus lentement les images lorsqu’un distracteur sémantique est présenté avant l’image alors qu’ils dénomment plus rapidement les images si elles sont suivies d’un mot phonologiquement congruent avec le mot cible (Schriefers et al., 1990). Ces résul- tats appuient ainsi l’idée de l’existence d’une première étape purement sémantique durant laquelle les propriétés sémantiques sont activées suivie d’une étape phonologique durant laquelle les propriétés phonologiques sont accessibles. Plusieurs observations convergent donc en faveur d’une modélisation en étapes qui peut être utilisée pour faire des hypo- thèses sur la nature du déficit en cas de manque du mot. Ces modèles sont néanmoins à prendre avec précaution lorsqu’on étudie le manque du mot chez l’enfant puisqu’ils sont destinés à rendre compte d’un problème survenant dans un système à l’état relativement stable et non d’un système en développement. Or, le lexique de l’enfant est, pendant plusieurs années, en évolu- tion importante et subit des réorganisations (Cornuejols, 2001). Lors de l’acquisition lexicale, les représentations sémantiques et phonologiques sont ainsi constamment renforcées et proba- blement en interaction (pour une discussion de l’application des modèles adultes chez l’enfant, voir Thomas et Karmiloff-Smith, 2005). Dans la littérature, de nombreux auteurs (Dockrell et al., 1998 ; German et Simon, 1991 ; Kail et Leonard, 1986) ont décrit les caractéristiques du manque du mot chez l’enfant mais peu d’entre eux ont étudié ce trouble de manière plus standardisée. Les critères diagnostiques posent donc problème. En effet, la plupart des chercheurs ont sélectionné les enfants présentant un manque du mot sur base de réponses à des questionnaires adres- sés aux proches et aux professionnels. La validité de ces études peut donc être mise en cause (Dockrell et al., 1998). En franc ¸ais, nous disposons de plusieurs tests permettant d’évaluer le niveau de vocabulaire actif et passif de l’enfant par des épreuves de dénomination et de désignation : e.g., NEEL (Chevrie-Muller et Plaza, 2001), TVAP (Deltour et Hupkens, 1980), L2MA (Chevrie-Muller et al., 1997), ELOLA (de Agostini et al., 1998), ELO (Khomsi, 2001) ou EVIP (Dunn et Theriault-Whalen, 1993). Cependant, ces tests « papier crayon » ne permettent pas d’estimer le temps de dénomination. De plus, ces épreuves éva- luent rarement le vocabulaire en réception et en production à l’aide des mêmes items. Actuellement, parmi les rares tests évaluant spécifiquement le manque du mot, seul le test of word- finding de German (1989) est disponible mais n’est applicable qu’à la population américaine à partir de six ans. Kremin et Dellatolas(1995)ontégalementdéveloppéuneépreuvededéno- mination (objets et actions) et de désignation chez les enfants d’âge préscolaire en franc ¸ais. Néanmoins, leur uploads/Philosophie/ evaluation-du-manque-du-mot-chez-l-x27-enfant-donnees-developpementales-recoltees-aupres-d-x27-enfants-francophones-de-sept-a-12-ans.pdf

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