Comprendre la structure déductive en démonstration Denis Tanguay UQAM, départem
Comprendre la structure déductive en démonstration Denis Tanguay UQAM, département de mathématiques, section didactique tanguay.denis@uqam.ca paru dans le n° 134 (janvier-février-mars 2006) de la revue Envol Pourquoi les élèves ont-ils tant de difficultés avec la démonstration mathématique, notamment en géométrie ? Pourquoi le format de rédaction en deux colonnes (affirmations, justifications), en théorie propice à baliser le raisonnement de l'élève selon les standards minimums de rigueur attendus, se révèle-t-il en pratique inapte à faire produire à une majorité d'élèves des enchaînements logiques qui se tiennent, même quand il ne s'agit que de reproduire une démonstration déjà étudiée ? 0. Introduction Le présent article présente un type de tâche susceptible à mon avis de donner un nouvel éclairage au problème de l'apprentissage de la démonstration. Il s'agit pour l'élève de reconstituer les enchaînements déductifs d'une démonstration géométrique en plaçant des propositions déjà énoncées dans les cases vides d'un schéma sagittal. Je présente à la section 5 du présent article un scénario d'enseignement qui organise en séquence trois tâches de ce type. En mai 2005, cette séquence a été expérimentée en trois périodes de 55 minutes chacune, dans la classe de Mathématique 426 de M. Benoit Brosseau, à la Polyvalente Chanoine-Armand-Racicot de la Commission scolaire des Hautes-Rivières (St-Jean-sur-Richelieu), et a également fait l'objet d'un atelier à la 32e session de perfectionnement du GRMS. Je remercie d'ailleurs chaleureusement Benoit Brosseau pour l'opportunité qu'il m'a donnée. L'analyse des données de recherche (vidéos et productions d'élèves) alors recueillies fera l'objet d'articles encore en préparation, pour des revues spécialisées. Le lecteur intéressé peut cependant consulter Tanguay (2005), où une expérimentation menée en 1re secondaire et bâtie sur des tâches du même type est décrite et analysée. Je me contenterai ici de mentionner que la plupart des élèves de 4e secondaire ont réussi les trois tâches, et semblent les avoir appréciées. Quant à mesurer l'impact que peuvent avoir de telles tâches sur l'apprentissage des élèves, il faudra poursuivre la recherche et expérimenter davantage avant de se prononcer, et j'invite les enseignants intéressés à participer à cette recherche à me contacter. Dans les sections qui vont suivre, je propose un diagnostic psycho-cognitif des causes possibles des difficultés des élèves en apprentissage de la démonstration, et j'expose comment ce diagnostic est intervenu dans la conception des tâches. 1. Argumentation versus démonstration Le psychologue et didacticien français Raymond Duval (1991) oppose « argumentation » et « démonstration », la démonstration désignant pour lui la preuve mathématique formelle, qui établit qu'un résultat est vrai en combinant déductivement (selon les règles de la logique propositionnelle) d'autres résultats déjà démontrés ou admis comme axiomes. Dans une argumentation, on cherche à convaincre un éventuel interlocuteur en invoquant des « arguments », qui sont des propositions qu'on combine entre elles soit pour les renforcer 2 mutuellement, soit pour les opposer les unes aux autres, en fonction de la confrontation de deux points de vue : l’affirmation principale est vraie ou elle est fausse. L'argumentation consiste donc en un discours, où les propositions ne sont organisées que par simple cumul, n'obéissent qu'à des critères de pertinence et interviennent essentiellement pour leur contenu. La démonstration a la structure plus stricte d'un calcul, dont l'organisation consiste en un enchaînement d'une série de « pas de déduction », ou « inférences ». Dans une inférence, chaque proposition a l'un parmi trois statuts opératoires possibles : proposition d'entrée (ou prémisse), règle d'inférence et proposition inférée. Exemple : Règle d'inférence Vérification des conditions : ∆ABC est isocèle Entrée Proposition inférée Ce statut opératoire est indépendant du contenu des propositions en cause puisqu'une même proposition peut changer de statut à l'intérieur de la démonstration. De fait, le plus souvent, la proposition inférée est « recyclée » comme proposition d'entrée de l'inférence suivante. C'est bien pour cela qu'on parle d'un calcul (propositionnel) : on y procède à des substitutions — de la proposition d'entrée avec les conditions d'application de la règle pour que se détache la proposition inférée — et à des enchaînements par transitivité, exactement comme dans un calcul algébrique. Le critère d'acceptabilité de la démonstration est sa validité, qui doit en principe pouvoir être contrôlée sans recours à des considérations externes : la démonstration cherche à prouver, indépendamment d'un éventuel interlocuteur. La principale thèse de Duval à l'égard des difficultés rencontrées par les élèves en démonstration, est à l'effet que ceux-ci n'en perçoivent ni ne comprennent les exigences propres, parce qu'ils les appréhendent et les traitent comme des argumentations. 2. De la vérité des propositions vers la validité des déductions Quelles causes attribuer à ce dysfonctionnement ? D'abord, argumentations et démonstrations s'expriment linguistiquement de la même façon et emploient notamment les mêmes connecteurs (et, ou, mais, car, donc, puisque, si ... alors, etc.), malgré qu'ils y aient des fonctions différentes : voir Duval (1992-93). Ensuite, parce que la structure ternaire de l'inférence n'est pratiquement jamais explicitée dans les démonstrations données par les manuels ou les enseignants, pas plus à l'écrit qu'à l'oral : l'inférence est réduite au canevas binaire de l'implication sous-jacente, la règle d'inférence restant implicite ; on ne vérifie pas explicitement que les prémisses réunissent toutes ∆ABC tel que AB AC ≅ Les angles à la base d'un triangle isocèle sont congrus ∠B ≅ ∠C 3 les conditions de la règle ; quand deux inférences s'enchaînent, les propositions ne sont pas répétées ; le statut théorique de certaines règles d'inférence n'a pas été clairement préétabli1, etc. Mais il y a selon moi un obstacle plus fondamental encore, que j'identifie comme celui de la prégnance de la valeur de vérité, et que je me propose d'expliquer à travers deux exemples. Imaginons l'élève T, de 13 ou 14 ans, à qui l'on soumet la preuve ci-dessous que tout cerf-volant a une paire d'angles opposés congrus. est isocèle , AD AB ABD ADB ABD ≅ ⇒ ∆ ⇒ ∠ ≅∠ est isocèle , CD BC BCD CDB CBD ≅ ⇒ ∆ ⇒ ∠ ≅∠ ce qui implique que m m m m m m . D ADB CDB ABD CBD B ∠ = ∠ + ∠ = ∠ + ∠ = ∠ La structure de la preuve repose essentiellement sur le fait que dans ∆ABD et ∆BCD, la congruence des côtés (prémisse) précède la congruence des angles à leur base (proposition inférée). Autrement dit, l'élève T doit pouvoir relativiser la valeur de vérité de l'énoncé « ∆ABD est isocèle », avec tout ce qui vient avec et que T a consciencieusement amalgamé (congruences des côtés et des angles ; une hauteur, médiane, médiatrice et bissectrice portées par un même axe ; présence d'un axe de symétrie), pour comprendre qu'au moment où la première implication est énoncée, la congruence des côtés est déjà vraie quand la congruence des angles n'est pas encore vraie. On dit souvent que l'évidence perceptive — le fameux « ça se voit sur le dessin » — bloque le raisonnement de l'élève. C'est sans doute le cas au début de l'apprentissage de la démonstration géométrique. Mais comment se fait-il que même après avoir bien intégré la consigne « tu n'as pas le droit de te fier à la figure », tant d'élèves restent incapables de rencontrer les exigences de la démonstration. Une bonne partie de l'explication réside à mon avis en ceci : quand l'élève a atteint ce stade où il est capable de refouler « l'évidence » suggérée par la figure, c'est alors pour laisser toute la place à la valeur de vérité et augmenter d'autant son poids d'entrave au raisonnement. L'élève T, par exemple, sera convaincu que l'énoncé « ∆ABD est isocèle » est vrai puisque selon lui, le manuel (ou l'enseignant) argumente cette affirmation. Quand on fait intervenir un argument, l'important n'est-il pas de savoir si l'affirmation à sa base est vraie ? Mais alors, comment pourrait-il concevoir que « l'iso-angularité-latéralité » du triangle ne serait tout à coup qu'à moitié vraie ?!! Cette prégnance de la valeur de vérité durera aussi longtemps que l'élève n'aura pas « ... découvert une organisation du raisonnement centrée sur le seul statut [opératoire] des propositions » (Duval, 1995, p. 231), qu'il n'aura pas compris qu'en démonstration, ce ne sont 1 C'est souvent le cas entre autres des preuves qui mobilisent les transformations. Elles font appel à des règles comme les réflexions préservent la mesure des angles ou l'image d'une droite δ par translation est une droite parallèle à δ, règles qui ne sont jamais démontrées, ni même énoncées. 4 plus les énoncés qu'on valide mais le raisonnement lui-même ; ou autrement dit, qu'il ne s'agit plus pour lui de produire des énoncés vrais, mais des pas de raisonnement valables2. 3. Du pragmatique au théorique L'exemple suivant éclaircira peut-être davantage mon propos. Il s'agit d'une expérimentation du psychologue B. Matalon (1962), menée en collaboration avec le logicien J. B. Grize, et publiée dans un ouvrage collectif, sous la direction de Jean Piaget. Matalon cherchait à mieux comprendre la genèse psychologique de l'implication, en soumettant entre autres une trentaine de jeunes de 6 à 12 ans au test suivant : deux uploads/Philosophie/ envol-preuve.pdf
Documents similaires










-
48
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 14, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1236MB