1 Rousseau : démocratie et laïcité «L’ homme est né libre » Par Angèle Kremer M

1 Rousseau : démocratie et laïcité «L’ homme est né libre » Par Angèle Kremer Marietti* www.contrepointphilosophique.ch Rubrique Humorales Février 2004 Dans la vie en société, ce qui compte avant toutes choses, ce sont les principes démocratiques tels qu’ils ont été énoncés par Jean-Jacques Rousseau, dans son ouvrage Du contrat social (1762) ; et ces principes sont les suivants : l. L’idée de souveraineté du peuple (qui n’est pas la multitude ni la foule) ; 2. un corps moral et politique constitué par « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté» ; 3. la réalisation de la liberté et de l’égalité (une égalité morale et légitime) ; 4. le souverain (l’être collectif) jouissant d’une souveraineté : a. inaliénable, b. indivisible, c. infaillible, d. absolue. Sur cette base stricte, la finalité de l’association politique peut s’affirmer comme étant la conservation et la prospérité de ses membres. ***** De même, d’une manière générale, Rousseau avait prévu les dangers encourus par les gouvernements et auxquels il pensait que le tiers-État pouvait remédier ; ces dangers étant : 1. l’attiédissement de l’amour de la patrie ; 2. l’activité de l’intérêt privé, 3. l’immensité des États ; 4. les conquêtes ; 5. les abus du gouvernement. Dans cette perspective, une maxime d’action envisageable était la suivante : « De l’existant au possible, la conséquence me paraît bonne » (Contrat social, livre III, chapitre 12), devise reprenant autrement la sentence de Descartes : « Du connaître à l’être la conséquence me paraît bonne » Philosophe, auteur d’ouvrages sur Dilthey, Jaspers, Nietzsche, Schopenhauer, ainsi que sur Auguste Comte, Henri Bergson, Michel Foucault et Jacques Lacan, Angèle Kremer Marietti a également publié : Les apories de l’action. Essai d’une épistémologie de l’action morale et politique (1993), Morale et politique (1995), Parcours philosophiques (1997), Philosophie des sciences de la nature (1999), L’éthique en tant que méta-éthique (2001), La philosophie cognitive (2001), Carnets philosophiques (2002), Cours sur la première recherche logique de Husserl (2003). 2 ***** Aurait-on oublié que le texte intitulé Du Contrat social est l’un des rares textes fondateurs du corps politique que l’humanité possède à son actif ? En l’abordant on affronte les fondements de la démocratie et l’énonciation des principes démocratiques qui nous concernent aujourd’hui directement pour que nous ayons la capacité de comprendre et de pratiquer la démocratie comme nous devons la comprendre et la pratiquer aujourd’hui encore. Ce texte fondamental propose des questions incontournables, auxquelles nous devons revenir justement parce que nous risquons, un jour ou l’autre, de nous en détourner par l’effet d’on ne sait quelle rhétorique et peut-être même sous celui d’une stratégie insidieuse visant le contraire de la démocratie. Tout un ensemble de réflexions actuelles portent en effet, directement ou non, sur la démocratie qu’aujourd’hui plus que jamais nous devons préserver aussi bien dans son application et dans son fonctionnement que dans ses présupposés. ***** En effet, certaines questions avancées actuellement mettent en cause autant la représentation démocratique, qui ferait problème, que le malaise dans la démocratie, dont les causes et les remèdes feraient également débat. Pourtant, ce serait oublier que la démocratie ne se vit pas sans difficultés. Et toutes les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui sont inhérentes au régime démocratique : elles demandent simplement à être assumées par le citoyen qui devrait répéter chaque jour la phrase que Rousseau cite en latin dans le chapitre 4 du livre III : « Je préfère une liberté périlleuse à un esclavage tranquille ». Car l’essentiel de la démocratie repose sur le respect de la liberté de tous, qui implique que chacun se soumette aux modes d’une vie commune afin d’éviter de porter atteinte à la liberté que chacun exerce dans sa sphère privée. C’est ce qu’on appelle la laïcité. Or, il n’est guère possible d’envisager une démocratie sans laïcité. ***** Moins de cent ans après le traité de Rousseau, Alexis de Tocqueville, qui tenait autant que Rousseau à l’exercice de la liberté citoyenne, avait vu les dangers encourus par la démocratie. Dans les éditions de son ouvrage fondamental, De la démocratie en Amérique (1835, 1840), Tocqueville remarque en effet que fatalement dans les démocraties les individus risquent de se persuader qu'ils ne doivent plus rien à personne ni au groupe social, au point même de ne plus se reconnaître aucune sorte d’obligation réciproque ! 3 L'égalité acquise des conditions peut y finir par produire un individu-roi, tenté de se replier sur les occupations ou préoccupations de sa sphère privée. Et, puisque les pouvoirs sont confiés à des représentants élus, les citoyens risquent de se laisser aller au désintéressement de la chose publique pour se consacrer uniquement à leurs propres affaires. D’où la porte ouverte au despotisme et même à la tyrannie. Cela, pour souligner que Tocqueville qui cite en exemple la démocratie est cependant sensible aux dangers qu’elle risque d’encourir. ****** C’est pourquoi nous devons insister aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles existe un État démocratique : ces raisons sont parfaitement explicitées dans la Constitution de cet État ; elles expriment la volonté du peuple souverain qui se reconnaît exister à travers son acte fondateur. Or, si ce souverain violait l’acte par lequel il existe, il s’anéantirait. En conséquence de la foi dans ce pacte, et en respectant la même logique démocratique, Rousseau va jusqu’à prononcer la parole radicale « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (livre I, chapitre 7). Vous voulez pratiquer sereinement votre religion ? Laissez donc aussi aux autres également la liberté de croire à ce qu’ils veulent croire, sans les obnubiler par les signes extérieurs de vos propres croyances ! Ou bien la manifestation de vos propres croyances serait-elle une manière de faire planer d’éventuelles menaces sur ceux qui ne les partagent pas ? Alors, il ne s’agit plus de votre religion mais d’une action de violence politique. Ou bien s’il s’agissait d’une manière détournée de porter atteinte aux droits difficilement acquis par les femmes en cette terre de France ? Peut-être êtes-vous en train de pousser les femmes qui se reconnaissent de culture française à lutter encore et toujours contre toutes les discriminations qu’elles subissent ou risquent de subir. Les femmes de culture française ne se laisseront pas si facilement effacer ! ***** Rousseau a très bien vu quel était le problème majeur : celui de séparer religion et politique. Déjà le chapitre 7 du livre II affirme que c’est seulement « dans l'origine des nations » que « l'une sert d'instrument à l'autre.» Et il est facile de noter que Rousseau parle déjà ouvertement du problème de ces « instrumentalisations politico-religieuses » que nous retrouvons aujourd’hui énoncées et signifiées clairement et distinctement. 4 Mais Rousseau reléguait toutes ces instrumentalisations à une époque peu avancée de l’Histoire humaine ; il la faisait reculer loin dans le passé, en tout cas la voyait comme une entité purement anachronique par rapport à son enquête orientée vers un futur fondamentalement différent. C’est pourquoi, dès le départ de son ouvrage magistral, une place virtuelle est réservée à une religion civile qui entrerait ainsi directement dans la logique du pacte social, en ce sens que des « sentiments de sociabilité » (IV, 8) liés au pacte social y sont affirmés comme nécessaires pour faire de bons citoyens. Dès lors, une « profession de foi purement civile » selon Rousseau devient indispensable et elle doit s’exprimer dans des articles fixés par le peuple souverain : « Sans obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable » . ***** Tout en étant sacré, le droit de l’ordre social ne relève tout simplement que du pur ressort humain, et il dépend uniquement d’une convention humaine. Ainsi ce droit ne vient-il ni de la nature ni de Dieu. Il est simplement fondé sur des conventions humaines et c’est d’ailleurs pourquoi ces conventions peuvent avoir été jugées mauvaises. C’est aussi pourquoi elles ont pu avoir été réformées ou devoir l’être encore. L’ordre social ne relève pas d’un droit naturel et encore moins d’un droit religieux ; il provient, nous dit Rousseau, d’un droit né de la décision des humains entre eux. Le recours à la convention se comprend aisément, étant donné ce que Rousseau a proclamé une fois pour toutes : « l’homme est né libre ». Ce qui veut dire que les humains, hommes et femmes, sont libres dès leur naissance et qu’ils peuvent librement passer convention de s’unir « socialement » avant de décider ensemble selon quelle forme politique ils le feront. Malheureusement, ces principes démocratiques élémentaires semblent momentanément faire défaut à quelques-uns qui ne reculeraient pas devant l’idée de brader la liberté innée du genre humain au détriment d’une autre partie du genre humain : les femmes. Les libertés lentement acquises vont-elles aller au panier ? Les femmes vont-elles devoir reculer hors de la sphère publique ? uploads/Philosophie/ democratie-laicite.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager