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Philippe de Georges La psychanalyse, au risque de la vérité Page 1 sur 10 La psychanalyse, au risque de la vérité* Philippe de Georges Le souci et la vérité Le dernier cours de Michel Foucault au Collège de France date de 1984. Quelques mois après en avoir dit les derniers mots, l’auteur mourrait. Ce cours, récemment publié1 a pris du coup une valeur quasi-testamentaire. Nous retrouvons dans ces propos transcrits les ultima verba d’un penseur visiblement préoccupé de trouver le point de capiton de son œuvre. On peut noter d’ailleurs que les deux dernières années de ce cours marquent un net infléchissement de la pensée, Foucault s’éloignant de préoccupations collectives, politiques et sociales vouées au déchiffrement du néolibéralisme, pour faire retour au sujet. « Le courage de la vérité » revient du coup à une lecture précise et rigoureuse de Platon et à une plongée érudite dans la philosophie de la Grèce antique. Il s’agit de retrouver la source d’un courant de pensée dont la visée est d’inciter chaque homme à trouver la voie d’une vie bonne et juste. Je vous propose une lecture rapide de ce livre, dans lequel j’épinglerai quelques notions qui me semblent concerner directement la psychanalyse d’aujourd’hui. Le souci est une notion que Foucault recueille dans l’enseignement de Socrate. C’est là qu’elle prend racine, avant de hanter la pensée occidentale puis moderne. Mais ce souci, selon les voies prises, portera tantôt sur l’autre (autrui ou le prochain) et tantôt sur soi. Le souci d’autrui est aussi central dans le christianisme que dans l’œuvre d’Heidegger, par exemple. La voie qui intéresse Foucault est celle du souci de soi2. Mais comment entendre celui-ci ? S’agit-il de se soucier de son âme, par exemple, ou de son être ? On voit comment la pensée chrétienne traitera du souci que chacun peut avoir de son salut et de sa vie dans l’autre monde. On sait par ailleurs comment l’être se trouvera au cœur de la métaphysique et de l’ontologie. Chez Socrate3, interrogé sur la formation que les pères doivent donner à leurs fils et sur ce qu’il convient d’enseigner et de transmettre, apparaît le terme de Teknikos Psukhès therapeian. On serait tenté d’entendre aussitôt « technicien de la thérapie psychique », mais il convient semble-t-il de traduire technicien du « soin de l’âme ».Ce soin à porter à son âme concerne la vie que l’on mène, Bios. C’est donc * Première séance d’un séminaire, « La vérité au risque de la psychanalyse… et l’inverse », prononcée le 5 décembre 2009 à la Librairie Mollat, à Bordeaux, à l’invitation de l’Association de la Cause freudienne Aquitania. Les versions audio de ce séminaire sont podcastables sur le site de la librairie Mollat : samedi 5 décembre 2009 : http://www.mollat.com/rendez-vous/philippe_de_georges-26508.html ; De la vérité au réel, samedi 27 mars 2010 : http://www.mollat.com/rendez-vous/philippe_de_georges-34610.html ; Par delà le vrai et le faux : samedi 15 mai 2010 : http://www.mollat.com/rendez-vous/philippe_de_georges-39300.html 1 Foucault M. : Le courage de la vérité, Gallimard / Seuil 2009. 2 Le terme qu’utilise Socrate est Psukhè. Il s’agit dans ce vocabulaire, de ce qu’on appelle de nos jours l’âme. Sur le sens a donné à celle-ci chez Platon, on lira avec intérêt Jan Patocka, Platon et l’Europe, Verdier 1983. On comprend que Foucault, souhaitant lever les ambiguïtés liées à notre époque au mot âme, ait choisi de parler de soi…ce qui ouvre sans doute à d’autres ambiguïtés. 3 Platon : Lachès. Philippe de Georges La psychanalyse, au risque de la vérité Page 2 sur 10 une question éthique que nous pourrions comprendre comme celle de notre conduite dans le monde et envers les autres. La philosophie a en effet pour Socrate et Platon notre manière de vivre, comme objet. C’est pourquoi elle est animée par le souci de l’âme4, epimeleia thès psukhès. Voilà pour l’objet du souci. Mais Foucault s’intéresse autant à la généalogie de la notion de souci elle-même. Le terme grec est épimeleia donc, d’où vient epimeletes, celui qui a le souci de. Le substantif radical grec est melos, d’où nous vient le mot mélodie. Mais qu’en est-il de l’origine de melos, de sa racine indo-européenne mel ? Foucault consulte autour de lui. Ses interlocuteurs ne sont pas des moindres : Dumezil, d’abord pris de court, invente une étymologie cohérente et plausible à ce mot : melos, c’est le chant. On peut donc entendre « ça me chante ! » Derrière ou au-delà de la préoccupation et du soin, il serait donc question de goût. Mais Foucault interroge aussi Paul Veynes. Que lui dit cette hypothèse ? la forme initiale de ce chant n’est-il pas l’appel du berger, cette modulation qui vise à regrouper le troupeau ? Alors, dit Paul Veynes, on pourrait bien proposer plutôt : ça m’appelle, çà m’interpelle, ça me convoque… Le souci de soi est donc une réponse du sujet à quelque chose qui lui fait appel dans l’Autre. Ce que Socrate place au centre du souci de soi, de ce qui doit nous préoccuper pour nous-même, c’est la vérité. Elle est ce qui doit ordonner une pratique à laquelle il convient de se rompre, et qui est une discipline exigeante : la pratique du dire-vrai, du tout dire. Le terme est ici Parrêsia. Ce dire dont la vérité est le but suppose une parole nécessairement adressée. Autrement dit, du transfert est inscrit dans cette pratique même. Nous vient immédiatement à l’esprit ce qui rattache la voie ouverte par Socrate à l’expérience analytique : règle de dire ce qui vient à l’esprit sans réserve et sans restriction, dans l’adresse qu’est le dispositif. Mais si nous voyons du coup ce qui rattache le dialogue socratique à la cure, nous voyons en même temps ce qui diffère fondamentalement. La Parrêsia est-elle assimilable à l’éthique du Bien-Dire ? Le soutenir serait ne pas tenir compte de tout ce qui chez Lacan dégonfle l’espérance antique d’une vérité- toute, d’un tout-dire qui pourrait s’atteindre. La définition de la vérité elle-même est subvertie par Freud et par Lacan. La vérité grecque en effet revêt au moins quatre significations conjointes. A-léthéia suppose à la fois le dé-voilement, l’in-altéré, l’invariable et le droit. Qu’il y ait nécessairement dévoilement est certainement le fil rouge de l’expérience analytique, le discours du même nom n’ayant pas d’autre fonction que de permettre que vienne au jour ce qui est enfoui et masqué, négligé et caché, délaissé dans « l’oubli ».Mais la vérité qui se fait jour en analyse ne correspond à aucune des définitions qui sont autant d’idéaux : immuabilité, stabilité, unicité, droiture et pureté. On pourrait presque dire que ces deux vérités s’opposent point par point. 4 Platon : Apologie. Philippe de Georges La psychanalyse, au risque de la vérité Page 3 sur 10 Le plus « vrai » de l’analyse est nécessairement discontinu, comme ce qui caractérise l’inconscient et ses formations, que caractérisent ses battements, ses syncopes, son alternance d’ouverture et de fermeture. Ce vrai n’est pas fixe et immuable, mais bien plutôt contextuel. La fixité socratique du vrai suppose un ciel des idées, pures et abstraites, un empyrée des essences éternelles. La vérité analytique est tributaire des événements qui font rupture dans la vie du sujet, qui la scandent et changent celui-ci, opèrent des mutations subjectives. Ce qui marque l’existence dépend du règne de la contingence, de la rencontre de l’in-déterminé, de l’imprévisible, du non programmé et de l’aléatoire. Cette vérité a du coup une…variabilité et une instabilité qui amène Lacan à la nommer Varité. La vérité analytique n’est ni droite ni Une. Pas « une », car elle est homogène à la division subjective, à la barre qui divise le sujet, aussi bien du fait des signifiants qui s’inscrivent en lui et à même sa chair, que de la jouissance qu’il rencontre. Du coup, c’est bien une vérité pas-toute, partielle et incomplète qui n’a jamais l’unicité des Idées. Elle est au contraire mélangée, bigarrée, métissée, aussi bien au sens du sang mêlé que du signe de la Métis, intelligence trompeuse du rusé Ulysse. Elle n’est pas droite, enfin, car elle ne s’exprime qu’en surgissant, sur un mode saccadé et fugace, comme lapsus, rêves et mots d’esprit, qui sont ratées, trébuchement, ratages. Elle se faufile et emprunte des chemins tortueux et des voies de traverse, se manifeste entre les mots et entre les lignes, à mi-mot et par en dessous. Son style est le déplacement, qu’il soit métaphorique ou métonymique, par substitution ou par contiguité. Ce qui la fait ni une ni toute, enfin, n’est pas accidentel : c’est un fait de structure. Celui qui fait dire à Lacan : « Je dis la vérité, pas toute. La vérité ne peut que se mi- dire… » Intrinsèquement incomplète, elle reste pour une part irrémédiablement voilée, cachée, inaccessible. C’est ce que Freud indiquait, aussi bien en parlant de l’ombilic du rêve, que du refoulement primordial (Urverdrängt) et du Kern unseres Wesen, le noyau de notre être. La vérité analytique n’est accessible que par le biais de la parole et du langage. Pas de discours pour la uploads/Philosophie/ de-georges-la-psychanalyse-au-risque-de-la-ve-rite.pdf
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- Publié le Apv 11, 2022
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