1 Romy SAUVAYRE CROYANCES ET RATIONALITÉ COGNITIVE : LES EFFETS DES CONTRADICTI
1 Romy SAUVAYRE CROYANCES ET RATIONALITÉ COGNITIVE : LES EFFETS DES CONTRADICTIONS ORDINAIRES SUR LA RÉVISION DES CROYANCES1 Les croyances défiant le sens commun sont souvent taxées d’irrationnelles en ce qu’elles s’opposent parfois radicalement aux savoirs ordinaires et aux connaissances scientifiques. Chacun peut s’étonner d’entendre que l’eau récoltée sur des pétales de fleurs à la rosée du matin est à même de soigner tous les maux, que l’apposition des mains peut guérir le cancer ou toute autre maladie incurable, ou que Dieu est un extraterrestre issu d’une civilisation plus évoluée capable de maîtriser la vie après la mort. Ces croyants paraissent d’autant plus irrationnels que le démenti factuel de leurs croyances ne conduit pas mécaniquement à leur abandon comme l’ont montré Festinger et ses collaborateurs dans L’échec d’une prophétie. Ces psychosociologues ont d’ailleurs expliqué ce phénomène, comme nous le développerons plus loin, au moyen d’une théorie irrationaliste de l’acteur à savoir la dissonance cognitive. Or, comme le suggère Boudon, il est toujours préférable de substituer une explication fondée sur les raisons à une explication fondée sur les causes2. Mais est-il possible d’expliquer ce mystère au moyen de théories rationnelles de l’action ? Les conditions dans lesquelles se manifestent ces démentis ou la nature même de ces démentis ont-elles une influence sur la dynamique des croyances ? Comment l’adepte convaincu s’accommode-t-il des nombreuses contradictions qui jalonnent son parcours ? Afin d’éclairer ces interrogations, nous nous proposons d’illustrer plus spécifiquement les effets des contradictions ordinaires sur la dynamique des croyances en abordant d’une part les doutes issus d’une contradiction factuelle, et d’autre part, les doutes issus d’une contradiction axiologique. Après un bref détour par une explicitation de notre démarche épistémologique et de la population sur laquelle repose cette recherche, nous illustrerons ces deux types de contradiction tout en dialoguant avec les travaux de Festinger et de ses collaborateurs (1993). Rationalité cognitive, contradiction ordinaire et assignation à raisonner Postulat de rationalité et bonnes raisons À l’instar de Bronner (2003, 2004, 2006), nous tenterons d’apporter des éléments de compréhension à la dynamique des croyances au moyen d’un modèle compréhensif postulant la rationalité de l’acteur. Ce modèle de la rationalité cognitive érigé par Raymond Boudon (1992, p. 22) considère tout phénomène social comme la résultante d’actions, de croyances et de comportements individuels. Cela implique, pour le chercheur, la nécessité de mettre en exergue les « causes individuelles » dudit phénomène c’est-à-dire de « comprendre les raisons qu’ont les acteurs sociaux de faire ce qu’ils font ou de croire ce qu’ils croient » (ibid., p.27). Le postulat de rationalité n’implique pas qu’ils soient mus par une rationalité forte, mais admet que le sens qu’un acteur donne à ses actions ou à ses croyances repose sur des raisons 1 Je tiens à remercier très vivement Gérald Bronner qui, après m’avoir exhortée à travailler sur la dynamique des croyances, m’a fourni des remarques et des pistes judicieuses pour explorer ce sujet aussi vaste que stimulant. Je souhaiterais remercier également Pierre Demeulenaere. 2 Cité par Bronner (2004). SAUVAYRE R., « Croyances et rationalité cognitive : les effets des contradictions ordinaires sur la révision des croyances », in ERCKERT G., MICHON B., VIVARELLI C. (dir.), La croyance de la théorie au terrain, Paris, Hermann (à paraître) 2 (Boudon, 2003, p. 52) qui ne sont pas « objectivement valides » (Boudon, 1986, p. V). Il s’agit d’une définition souple de la rationalité : la rationalité cognitive. Si Boudon traita amplement des croyances descriptives dans ses travaux – c’est-à-dire relevant du vrai et du faux – il fit également le vœu de voir la méthode compréhensive appliquée aux croyances « normatives » et « axiologiques »3 (ibid. p. VI). Nous nous proposons donc d’appliquer ce postulat de la rationalité cognitive à l’étude de la dynamique des croyances normatives et axiologiques. Nous poursuivons ainsi les premiers travaux engagés par Bronner (2004) sur le processus d’abandon des croyances. Il suggéra, dans cette contribution, que la croyance au Père Noël semble être « abandonnée sur la base d’une rationalité subjective s’exerçant dans un contexte social plus que sous le joug d’une influence causale, qu’elle soit sociale ou affective » (Bronner, 2004, p. 138). Là où ce sociologue cognitif étudia l’abandon d’une croyance descriptive et institutionnalisée – la croyance au Père Noël –, nous nous attacherons aux croyances descriptives, normatives et axiologiques défiant le sens commun portées par des adeptes convaincus4. Une population particulière : les « adeptes convaincus » La population sur laquelle repose cette recherche5, les adeptes convaincus, présente plusieurs caractéristiques importantes favorisant l’étude de la dynamique des croyances. Ces adeptes ont la particularité de nourrir un rapport inconditionnel et totalisant à des croyances radicalement opposées à celles normativement partagées. Leur quotidien et leurs cadres de pensée sont entièrement tournés vers ces croyances et vers l’observance des règles et pratiques prônées. Ils sont alors inscrits dans un « contexte cognitif » (Boudon, 2003, p. 58) particulariste, et en marge des canons du savoir commun et de la connaissance scientifique dans laquelle ils évoluent par ailleurs. Enfin, les croyances descriptives, normatives et axiologiques auxquelles ils adhèrent relèvent d’une absolue vérité : la frontière entre croyance et connaissance est alors dissoute ; ils évoluent ainsi dans un cadre déterminé, déterministe, et empreint de certitudes, au sein duquel le doute n’est plus permis. Ce radicalisme facilite l’observation des mécanismes de la croyance en ce qu’ils sont alors plus saillants que dans d’autres populations et rendent plus visibles les effets des démentis, de la contradiction et de la rupture d’adhésion. Ce faisant, les facteurs intervenant dans la dynamique de rupture de la croyance sont naturellement mis en exergue sans avoir recours aux conditions expérimentales chères à la psychologie sociale expérimentale. En outre, cette population ayant les mêmes caractéristiques que celle étudiée par Festinger, Riecken et Schachter dans L’échec d’une prophétie, il sera aisé de comparer leurs observations et explications avec celles issues de notre terrain de recherche. Enfin, afin d’éclairer les mécanismes de la croyance de l’adhésion à la rupture d’adhésion, cette recherche repose sur des entretiens autobiographiques d’adeptes convaincus ayant vécu une ou plusieurs ruptures d’adhésion6. 3 Les croyances normatives relèvent du bon, du juste et du beau (Boudon, 1999, p. 105) ; ce sont des « croyances qui ne peuvent être dites ni vraies ni fausses, mais dont l’autorité peut être analysée en termes rationnels » (Boudon, 1986, p. 93). Selon cet auteur ce serait le cas des croyances religieuses. 4 Adeptes nourrissant une adhésion absolue et un rapport totalisant à leurs croyances. 5 J’adresse un profond remerciement à toutes les personnes qui m’ont livré une part importante de leur vécu : sans leur patience, leur détermination et la qualité de leur témoignage, les apports de cette recherche auraient été considérablement amoindris. 6 Nous avons ainsi recueilli 312 heures d’entretiens auprès de 48 personnes âgées de 15 à 77 ans pour un âge médian de 47 ans. Ces anciens adeptes ont adhéré pendant une durée médiane de huit ans à un ou plusieurs mouvements marginaux. Nous les avons interrogés en Belgique, en France, au Luxembourg et en Suisse de mai à décembre 2008 pendant une durée moyenne de 6 h 30 par enquêté. 3 Doutes et contradictions Le parcours d’un adepte convaincu est jalonné de doutes de son adhésion à sa rupture d’adhésion. Nous aborderons plus particulièrement les doutes générés par la manifestation d’une contradiction. Pour ce faire, il nous faut alors opérer un détour par la définition de ce concept avant de nous attacher aux effets qu’il produit sur les croyances. La contradiction sera alors entendue sous une acception large, que nous nommerons contradiction ordinaire7. Elle comprend l’ensemble des contradictions se manifestant chez l’homme ordinaire : de l’opposition entre deux éléments contradictoires à la contradiction logique aristotélicienne. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les adeptes convaincus évoluent dans un « contexte cognitif » déterminé : les doctrines auxquelles ils adhèrent annoncent vérité et certitude absolues. L’univers des croyances de ces adeptes est composé d’une pluralité de croyances conditionnelles sous-tendues par des relations causales déterministes liant intimement la prémisse et son conséquent : « Si je prie fortement, je suis sûre de guérir ». « Si j’atteins le niveau X, j’obtiendrai des pouvoirs ». « Si je deviens meilleure, je vais changer le monde ». Ce type de conditionnalité et de causalité déterministe appliquées aux croyances a un tel niveau de prédictibilité que les anticipations produites par ce type de propositions sortent de l’univers du probable pour entrer dans celui de la certitude absolue. Il n’y a alors aucune place pour le doute. Mais dès lors qu’un attendu ne se manifeste pas tel qu’il a été anticipé, une forte contradiction émerge chez l’adepte. Une contradiction naît donc d’un inattendu, d’une anticipation démentie par les faits, les dires, ou les comportements individuels ou collectifs. Lorsqu’une croyance s’oppose objectivement à un fait le contredisant ou subjectivement avec des éléments jugés incompatibles, la contradiction ainsi produite va insinuer un doute dans la croyance de l’adepte. La croyance mise en doute sera alors questionnée et provoquera une assignation à raisonner conduisant uploads/Philosophie/ croyances-et-rationalite-cognitive-les-effets-des-contradictions-ordinaires-sur-la-revision-des-croyances.pdf
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- Publié le Sep 25, 2021
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