1 Les conférences d’AGORA Vendredi 16 novembre 2007 Ronald BONAN : « L’être-ens
1 Les conférences d’AGORA Vendredi 16 novembre 2007 Ronald BONAN : « L’être-ensemble selon Merleau-Ponty » [D’après les notes prises par Huguette Déchamp et Serge Tziboulsky] Introduction 1. « Merleau-Ponty vivant. » Nous commémorons, avec quatre mois d’avance sur le calendrier, le centenaire de la naissance de Merleau-Ponty1. Or MP détestait les commémorations et aurait eu horreur qu’on le commémorât, pour des raisons inscrites dans son œuvre même. Il ne s’agira donc pas ici de le fossiliser, ni de l’inscrire dans on ne sait quel musée des philosophes, mais au contraire de continuer à le rendre vivant, comme l’avait fait son meilleur ami – ou son meilleur ennemi ! – Jean-Paul Sartre, qui lui avait consacré en 1961, année de sa mort, un texte intitulé « Merleau-Ponty vivant »2. Que toute commémoration soit incompatible avec la pensée de MP, c’est ce que fait comprendre le passage suivant de la Préface de MP à l’ouvrage Les philosophes célèbres, qu’il avait coordonné en 1956 aux éditions Citadelles et Mazenod3, en faisant appel à de jeunes collaborateurs (comme Gilles Deleuze, par exemple), auxquels il avait demandé de rédiger des notices sur les grands penseurs (y compris les penseurs chinois et hindous – ce qui était novateur pour l’époque) ; ce qu’il écrit dans ce passage s’applique parfaitement à lui-même : « Sartre opposait un jour le Descartes qui fut, qui vécut cette vie, prononça ces paroles, écrivit ces ouvrages – bloc inentamable, borne indestructible -, et le cartésianisme, « philosophie baladeuse », insaisissable parce qu’elle change sans cesse entre les mains des héritiers. Il avait raison, à ceci près que nulle frontière n’indique jusqu’où va Descartes et où commencent ses successeurs, et qu’il n’y aurait pas plus de sens à dénombrer les pensées qui sont dans Descartes et celles qui sont chez eux qu’à faire l’inventaire d’une langue.(…) Ce qui fait que Descartes est présent, c’est que, environné de circonstances aujourd’hui abolies, hanté des soucis et de quelques illusions de son temps, il a répondu à ces hasards d’une manière qui nous apprend à répondre aux nôtres (…). » Il s’agira donc pour nous de comprendre comment MP nous aide à penser notre présent, comment nous pouvons aujourd’hui encore penser avec ou selon MP. Nous ne ferons donc pas un historique, ni une chronologie de ses faits et gestes, mais nous commencerons par ce que MP avait lui-même demandé à ses collaborateurs des Philosophes célèbres : pour chaque philosophe, relever les circonstances, hasards et 1 Désormais noté MP. 2 Jean-Paul Sartre, Merleau-Ponty vivant, in Les Temps Modernes n°184-185 (octobre 1961) ; repris dans Situations IV (Gallimard, 1964), puis dans Situations philosophiques (Gallimard, coll. TEL, 1990). 3 Une nouvelle édition de cet ouvrage, révisée et augmentée sous la direction de Jean-François Balaudé est parue en 2006 dans la collection La Pochothèque au Livre de Poche sous le titre Les philosophes de l’Antiquité au XXème siècle – Histoire et portraits . 2 illusions qu’il avait dû affronter. Nous relèverons donc ce qu’il a affronté, ce dont il s’est fait l’héritier et comment il nous a reproposé cet héritage afin qu’il serve à éclairer le présent. 2. Au confluent de trois courants. MP est au croisement de trois écoles, de trois courants de pensée qui ont marqué la fin du 19ème et le 20ème siècle et qui sont l’horizon philosophique de son œuvre : - le marxisme, avec lequel il a dialogué toute sa vie, même quand il donnait l’impression de ne plus penser politiquement ; - la phénoménologie, école philosophique dont la paternité est attribuée à Edmund Husserl (1859- 1938). Paul Ricoeur tenait MP pour le plus grand des phénoménologues français ; - l’existentialisme, ce par quoi MP s’est fait le compagnon de route de Sartre. Entre ces trois courants MP a exploré les convergences et les conflits et il a développé une pensée nouvelle et originale, qui peut rebuter le lecteur, d’abord fasciné par le style de l’auteur (en effet MP est aussi un écrivain : il y a un style, un phrasé, une beauté de la phrase merleau-pontienne), puis dérouté par l’allure ruminante et piétinante de sa pensée (MP disait volontiers qu’il n’avait fait aucun progrès dans sa pensée et avouait avoir, au fond, toujours pensé la même chose) ; il est vrai que parfois on se perd dans le texte de MP… 3. La méthode de lecture de Merleau-Ponty. Or MP est un philosophe méthodique et précis, qui a voulu visiter ces trois écoles avec une méthode de lecture. Il n’est pas l’homme de l’opposition, ni de la réfutation. Il tend plutôt à chercher dans toutes les philosophies qu’il juge dignes de ce nom leur part de vérité, à leur accorder le crédit de la cohérence. Sa méthode consiste toujours à lire un philosophe intégralement (ce n’était pas possible avec Husserl, dont il y avait à l’époque une énorme quantité d’inédits inaccessibles, que MP a d’ailleurs contribué à publier pour un certain nombre d’entre eux), pour le faire éclater de l‘intérieur, l’opposer à lui-même, montrer comment, derrière une version officielle, une doctrine constituée et une armature de concepts parfaitement organisée, se trouvait toujours une sorte de « vérité seconde »4, un aspect secret, pas tout à fait conforme à l’aspect exotérique (= proposé au public) de l’œuvre, quelque chose dont sa philosophie n’arrive pas à accoucher et qui la travaille de l’intérieur, jusque, parfois, à la retourner, à la subvertir. MP se glisse dans ces trois courants de pensée : la phénoménologie, le marxisme – et l’existentialisme qu’il a accompagné dans son devenir, il essaie de les accompagner totalement dans leur démarche, d’en épouser les objectifs, la phraséologie, le vocabulaire, mais il finit par leur faire dire le contraire de ce que leurs auteurs prétendaient exprimer. Pour résumer cette méthode d’accouchement d’une vérité seconde MP emploie à la fin de sa vie le mot de déhiscence : la déhiscence, c’est l’apparition du fruit à partir de la fleur, c’est ce qui éclôt, préparé biologiquement par une croissance et qui, d’un seul coup, surgit et se fait connaître sous un aspect inattendu, qui étonne celui qui s’en tenait à l’aspect précédent. Comment anticiper le fruit à partir de la fleur : pour exprimer cela MP avait, avant cette métaphore de la déhiscence, employé le mot heideggérien d’impensé, terme désignant un creux dans une philosophie, un aspect qu’un philosophe a pointé, ou qu’il permet de délimiter dans la chose qu’il pense, sans l’avoir explicitement exprimé (ne pas confondre l’acception heideggérienne de l’impensé avec l’acception courante, qui signifie : ce qu’on ne pense pas, càd ce qui est prêt à penser pour d’autres, par exemple : si on emboîte le pas à Sartre et à l’existentialisme, on en arrive à penser ce que lui-même n’a pas eu le temps, le courage ou l’idée d’expliciter). C’est ainsi qu’en héritant de leurs pensées, en allant chercher dans l’interstice des concepts qu’ils avaient utilisés 4 Cette expression est employée par MP à propos du marxisme dans la Préface de Signes (Folio Essais, Gallimard, p.19). 3 pour penser (par exemple les concepts d’existence, d’engagement ou de liberté chez Sartre), MP dépasse ses propres maîtres. NB : les trois courants par rapport auxquels il se situe ne sont pas sur le même plan : le marxisme et la phénoménologie étaient des œuvres accomplies, alors que MP a contribué à constituer l’existentialisme – même s’il s’en est détaché par la suite -, avec lequel il n’a donc pas la même distance qu’avec les deux autres courants. On ne parlera donc ici que des deux premiers courants. 4. Lire Merleau-Ponty en lui appliquant sa propre méthode. Pour comprendre comment MP s’est débrouillé avec les circonstances de son propre contexte philosophique afin de nous aider à notre tour à nous débrouiller avec les nôtres, il faudrait voir de quelle façon il a hérité de ces courants de pensée tout en mettant en avant leur impensé. C’est ce que nous allons tenter rapidement maintenant. La reprise de Husserl et de Marx l’a amené vers une pensée de l’intersubjectivité (l’intersubjectivité, c’est la manière dont nous partageons l’expérience du monde). La philosophie de MP est une philosophie du partage, une philosophie selon laquelle je ne peux pas penser tout seul, mais suis obligé de tenir compte de la place d’autrui, du point de vue d’autrui, de ce qu’il m’apporte et de ce que je lui apporte ; c’est dans cette circulation de sens, dans cet échange des points de vue que se trouve, selon MP, l’essentiel de ce que la philosophie a à dire, alors que longtemps on a cru que ce n’était pas le cas. I. Merleau-Ponty et l’héritage de la phénoménologie. 1. Qu’est-ce que la phénoménologie ? Le mot « phénoméno-logie » est composé de deux mots grecs : - phaïnoménon : ce qui apparaît, ce qui se montre - et logos : ce qui se pense, ce qui est logique, intelligible. Ce mot est un monstre : il mêle le sensible et l’intelligible, « le visible et l’Invisible » (pour reprendre le titre uploads/Philosophie/ conf-ronald-bonan.pdf
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- Publié le Mar 12, 2021
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