Chimères. Revue des schizoanalyses Les conditions de la question : qu’est-ce qu
Chimères. Revue des schizoanalyses Les conditions de la question : qu’est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze Citer ce document / Cite this document : Deleuze Gilles. Les conditions de la question : qu’est-ce que la philosophie ?. In: Chimères. Revue des schizoanalyses, N°8, mai 1990. pp. 1-7; doi : https://doi.org/10.3406/chime.1990.1166 https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1990_num_8_1_1166 Fichier pdf généré le 23/09/2021 GILLES DELEUZE CHIMERES 1 Les conditions de la question : qu’est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze est philosophe. P EUT-ETRE PEUT-ON POSER LA QUESTION : qu’est-ce que la philosophie ? que tard quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement. C’est une question qu’on pose quand on n’a plus rien à demander, mais ses conséquences peuvent être considérables. Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c’était trop artificiel, trop abstrait, on l’expo- sait, on la dominait plus qu’on n’était happé par elle. Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges : Turner, Monet, Matisse. Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour, qui ne se dis- tingue plus d’une dernière question. De même en philosophie, la Critique du jugement, de Kant, est une œuvre de vieillesse, une œuvre déchaînée derrière laquelle ne cesseront de courir ses descendants. Nous ne pouvons pas prétendre à un tel statut. Simplement, l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précé- demment, et nous avions déjà la réponse, qui n’a pas varié : la philosophie est l’art de former, d’inventer de fabriquer des concepts. Mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des GILLES DELEUZE CHIMERES 2 personnages, des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir la poser « entre amis », comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi, comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami. C’est que les concepts ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. « Ami » est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne pour une origine grecque de la philo-sophie les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces «arnis» qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce seraient les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas formellement. Peu de penseurs pourtant se sont demandé ce que signifiait « ami », même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel ou une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois : le bon menuisier est en puissance de bois, il est l’ami du bois ? La question est importante, puisque l’ami, tel qu’il apparaît dans la philoso- phie, ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrtnsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, bref une catégorie vivante, un vécu transcendantal, un élément constituant de la pensée. Et en effet, dès la naissance de la philosophie, les Grecs font subir un coup de force à l’ami qui n’est plus en rapport avec un autre, mais avec une Entité, une Objectivité, une Essence. Ce qu’exprime bien la formule si souvent citée, qu’il faut traduire : je suis l’ami de Pierre, de Paul, ou même du philosophe Platon, mais plus encore ami du Vrai, de la Sagesse ou du Concept. Le philosophe s’y connaît en concepts, et en manque de concepts, il sait lesquels sont inviables, arbitraires ou inconsistants, ne tiennent pas un instant, lesquels au contraire sont bien faits et témoignent d’une création, même inquiétante ou dangereuse. Que veut dire ami, quand il devient personnage conceptuel, ou condition pour l’exercice de la pensée ? Ou bien amant, n’est-ce pas plutôt amant ? Et l’ami ne va- t-il pas réintroduire, jusque dans la pensée, un rapport vital avec l’Autre qu’on avait cru exclure de la pensée pure ? Ou bien encore ne s’agit-il pas de quelqu’un d’autre que l’ami ou l’amant ? Car, si le philosophe est l’ami ou l’amant de la Sagesse, n’est-ce pas parce qu’il y prétend, s’y efforçant en puissance plutôt que la possé- dant en acte ? L’ami serait donc aussi le prétendant, et celui dont il se dirait l’ami, ce serait la Chose sur laquelle porterait la prétention, mais non pas le tiers, qui deviendrait au contraire un rival ? L’amitié comporterait autant de méfiance ému- lante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. Quand l’ami- tié se tournerait vers l’essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait ?). C’est par là que la philosophie grecque coïnci- derait avec l’apport des « cités » : avoir promu entre elles et en chacune des rap- ports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans Les conditions de la question : qu’est-ce que la philosophie ? CHIMERES 3 les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définissait par l’amphisbetesis). Un athlétisme généralisé. L’ami, l’amant, le prétendant, le rival sont des déterminations trans- cendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense et animée, dans un même personnage ou dans plusieurs. Et quand, aujourd’hui, Maurice Blanchot, qui fait partie des rares penseurs à considérer le sens du mot « ami » dans philosophie, reprend cette question intérieure des conditions de la pensée comme telle, n’est-ce pas de nouveaux personnages conceptuels encore qu’il introduit au sein du plus pur Pensé, des personnages peu grecs cette fois, venus d’ailleurs, qui entraînent avec eux de nouvelles relations vivantes promues à l’état de figures a priori : une cer- taine fatigue, une certaine détresse entre amis qui convertit l’amitié même à la pen- sée du concept comme partage et patience infinis ? La liste des personnages conceptuels n’est jamais close, et par là joue un rôle important dans l’évolution ou les mutations de la philosophie ; leur diversité doit être comprise sans être réduite à l’unité déjà complexe du philosophe. Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. L’ami serait l’ami de ses propres créations ? Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie. C’est parce que le concept doit être créé, qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a en puis- sance, ou qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spiri- tuelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des « sensibilia ». À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venne de quelque monde également mira- culeux », mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire…). Que vaudrait un GILLES DELEUZE CHIMERES 4 philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept ? Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni com- munication, meme si elle a pu croire être tantôt l’un, tantôt l’autre, en raison de la capacité uploads/Philosophie/ chime-0986-6035-1990-num-8-1-1166.pdf
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- Publié le Dec 22, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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