Manola ANTONIOLI Images et mimésis dans l’œuvre de Maurice Blanchot Les Papiers
Manola ANTONIOLI Images et mimésis dans l’œuvre de Maurice Blanchot Les Papiers du Collège international de philosophie Papiers n 38 Septembre 1997 - 1 - IMAGE ET MIMÉSIS DANS L' ŒUVRE DE MAURICE BLANCHOT 1. Fascination de l’image Dans L’Espace littéraire (1955), Blanchot place l’activité littéraire sous le signe de la fascination qui provient de l’image. La dimension de la fascination est opposée à la maîtrise qui caractérise la vue : voir suppose une distance qui évite le contact et la confusion, qui permet la rencontre et la maîtrise de l’objet, être fasciné relève du domaine d’un voir qui ne saurait plus se soustraire à un contact saisissant, où ce qui est vu s’impose au regard. "Ce qui nous est donné par un contact à distance est l’image, et la fascination est la passion de l’image"1 : l’image ouvre à une dimension de passivité, nous soustrait tout pouvoir de donner un sens ; elle se donne dans une non-présence, "dans une présence étrangère au présent du temps et à la présence dans l’espace". Le regard qui nous lie à l’image ne relève plus d’une activité, mais de la passivité qui s’exprime à travers le mot de fascination : l’image nous regarde, la vision n’est plus "possibilité de voir, mais impossibilité de ne pas voir". L’espace de la fascination déplace le pouvoir de la vue : la lumière ne révèle pas, mais elle s’égare dans l’abîme du reflet, la distance de la vision cède la place à une proximité immédiate, l’activité du regard devient passivité (passion), la présence s’efface dans l’absence. Le langage littéraire pourrait entretenir avec le langage ordinaire le même rapport que l’image entretient avec la chose, il pourrait affirmer la profondeur et l’étrangeté que la dimension diurne du langage nie et repousse. Le langage de la poésie ne serait donc pas un langage qui fait place aux images et aux figures, mais une image de langage, langage impersonnel, langage d’absence, ombre du langage, image des mots et "mots où les choses se font image". Mais selon une conception courante, l’image vient après l’objet ("nous voyons, puis nous imaginons") dans un après qui renvoie à une subordination d’essence en même temps qu’à un 1 L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 29. - 2 - rapport chronologique. De la même manière, le langage poétique viendrait après le langage "réel", utile, comme une transposition de ce dernier. L’interrogation sur l’image littéraire conduit donc Blanchot à une réflexion plus vaste sur le statut théorique de l’image, réflexion esquissée dans les pages de L’Espace littéraire intitulées "Les deux versions de l’imaginaire", dans lesquelles ce qui est mis en question est justement l’après qui semble marquer le destin philosophique de l’image. Le déplacement de la notion d’image est provoqué et requis par la réflexion sur l’expérience littéraire. Ces pages semblent s’inscrire dans le sillage d’une analyse phénoménologique de l’imaginaire, dont on trouve les indications chez Husserl, reprises et développées par Sartre dans l’un des rares ouvrages philosophiques consacrés exclusivement à ce sujet (L’imaginaire, 1940). Les analyses de Blanchot prolongent et déplacent cette direction de réflexion ; L’Imaginaire de Sartre est toujours présent dans les pages de L’Espace littéraire consacrées à l’image. Chez Husserl on trouve déjà les éléments d’une pensée concernant l’imaginaire : la dimension de l’image nous renvoie à une fonction d "irréalité" de la conscience, à une forme de "non-existence" de l’objet qu’elle pose. Du côté de l’imagination surgit un concept nouveau de possibilité, concept général où l’on retrouve d’une façon modifiée, dans l’aspect de la simple "concevabilité" (dans l’attitude du "comme si"), tous les modes existentiels, à commencer par la simple certitude de l’existence (Seinsgewissheit). Cette duplication s’accomplit en des modes qui, par opposition aux modes du "réel" (tels que : être réel, être réel probable, être réel douteux ou nul, etc.), appartiennent à des "irréalités" purement imaginaires. Ainsi s’établit une distinction corrélative entre les modes de conscience de position et les modes de conscience de "quasi-position" (du comme- si, des Als-ob), de l' "imagination", expression évidemment trop imprécise2. Dans L’Imaginaire Sartre prolonge l’interrogation sur la spécificité phénoménologique de l’image, en soulignant le caractère négatif de l’imagination par rapport, 2 E. Husserl, Méditations cartésiennes, 1947, trad. fran. par G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, pp. 103-104. - 3 - entre autres, à la perception. L’image nous renvoie à une fonction irréalisante de la conscience : En ce sens, on peut dire que l’image enveloppe un certain néant. Son objet n’est pas un simple portrait, il s’affirme : mais en s’affirmant il se détruit. Si vive, si touchante, si forte que soit une image, elle donne son objet comme n’étant pas3. Les pages consacrées à l’image dans L’Espace littéraire lui confèrent les mêmes caractères mis en évidence par Sartre : un caractère négatif, une dimension d’absence, une parenté étroite avec le reflet et la ressemblance, une ambiguïté fondamentale. Dire que l’image vient après l’objet, signifie reconnaître et oublier aussitôt que cet après suppose un éloignement qui se situe au cœur même de la chose, l’absence au cœur de la présence. L’image est le lieu d’une signification suspendue, d’un désœuvrement qui la confirme en tant qu’image. Toutes les théories classiques de l’art cherchent à maîtriser ce vide en faisant du reflet quelque chose qui est toujours plus spirituel que l’objet reflété, son expression idéale, mais l’image présente une dimension irréductible au sens et à la signification, hétérogène au travail de la compréhension et de la vérité, une étrange dimension sensible qui ne peut être comprise à travers l’opposition entre sensation et réflexion. La ressemblance de l’image n’a rien à quoi ressembler, elle ne renvoie à aucun modèle ; même si elle fait toujours penser à quelque chose de connu, ce quelque chose n’est pas. Le caractère subversif de l’image consiste précisément dans son pouvoir de contamination : elle nous révèle que l’ambiguïté est au cœur de l’Être, du langage, de la pensée, que l’irréel est d’une certaine manière premier par rapport au réel. La nature ambiguë de l’image peut donner lieu pour Blanchot à deux versions de l’imaginaire : dans la première l’image vient après l’objet, elle lui survit et nous permet d’en disposer même quand il n’est plus là, nouvelle ressource du pouvoir de la raison, garantie suprême de la connaissance et de l’action. Ce pouvoir de rendre l’absent présent, de maîtriser le vide, a le caractère d’un geste magique, mais le revers de cette "magie" (la 3 J. P. Sartre, L'Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, pp. 34-35. - 4 - deuxième version de l’imaginaire) consiste dans la "passivité" de la conscience face à la fascination de l’image, dans la possibilité d’être renvoyés à l’absence comme présence, à la duplicité insaisissable d’une image qui n’est que "ressemblance comme ressemblance". Le paradoxe de la magie apparaît évidemment : elle prétend être initiative et domination libre, alors que, pour se constituer, elle accepte le règne de la passivité, ce règne où il n’y a pas de fins4. Les deux versions de l’imaginaire ne sont pas simplement opposées, mais toujours entrelacées. Il n’y a pas d’image pure qui échappe radicalement au jeu du sens mais, parallèlement, il n’y a pas d’expérience du sens qui ne recèle pas la puissance ambiguë de l’image. Le dédoublement se révèle toujours plus initial, il est impossible de revenir à un commencement : Rien n’a de sens, mais tout semble avoir infiniment de sens : le sens n’est plus qu’un semblant, le semblant fait que le sens devient infiniment riche, que cet infini de sens n’a pas besoin d’être développé, est immédiat, c’est-à-dire aussi ne peut pas être développé, est seulement immédiatement vide5. 2. La ressemblance cadavérique C’est la dépouille mortelle que Blanchot choisit comme forme exemplaire de l’image et de la fascination qu’elle génère6. L’image n’est pas seulement du côté de la vie, du monde partagé et rassurant du travail et de la connaissance, mais aussi du côté de la mort et de la résistance obstinée qu’elle oppose à toute maîtrise. Elle partage avec la mort ce double sens initial qui "fait que la mort est tantôt le travail de la vérité dans le monde, tantôt la perpétuité de ce qui ne supporte ni commencement ni fin"7. Comme l’image, ce qu’on appelle dépouille 4 L'Espace littéraire, op. cit., p. 353. 5 Ibid., pp. 354-355. 6 Ibid., "Les deux versions de l'imaginaire", pp. 334-339. 7 Ibid., p. 351. - 5 - mortelle échappe aux catégories communes : le cadavre n’est ni le même que celui qui était en vie, ni un autre, ni une "chose". L’étrangeté du cadavre met en cause en premier lieu la position, le lieu, la possibilité même d’un séjour : si dans l’opinion commune le cadavre devrait enfin avoir trouvé son lieu propre, en réalité la mort implique tout autre chose que le repos et l’immobilité. Le lieu de la dépouille est toujours en défaut, le cadavre manque à sa place ; il n’est plus "ici-bas" et pas encore dans un "là-haut". Comme pour l’écriture, pour le rêve, comme pour tout ce qui relève du domaine uploads/Philosophie/ antonioli-images-et-mimesis-dans-l-x27-oeuvre-de-maurice-blanchot.pdf
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- Publié le Jul 01, 2022
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