Malheureux comme Adorno en France? 1 Miguel Abensour* Une interrogation préalab

Malheureux comme Adorno en France? 1 Miguel Abensour* Une interrogation préalable : pour juger de la réception d’Adorno en France, faut-il avoir recours à une enquête historico-empirique visant à recueillir les maté- riaux permettant d’apprécier la situation? Est-ce là une bonne méthode? Autrement dit, la prolifération des matériaux, le vertige de la recherche érudite ne risquent-ils pas de faire se diluer la question première de la réception? À vrai dire, cette réception se mesure-t-elle et se réduit-elle à l’enregistrement plus ou moins passif des signes positifs, ou considérés comme tels? La tentation positiviste ainsi écartée, il convient certes de mettre en place quelques repères qui n’auront pas d’autre valeur que celle d’indications mini- males (traductions, revues consacrés à Adorno et à la théorie critique, ouvrages publiés à ce sujet). Mais avant de se lancer à l’assaut des bibliographies, avant de se plonger et peut-être de se perdre dans la recherche historico-empirique, il importe de poser une question aussi radicale que dérangeante : peut-on parler d’une réception d’Adorno en France, l’objet « Adorno en France » existe-t-il vrai- ment? Ou bien faut-il le traiter négativement, en quelque sorte, sous la forme de l’absence d’Adorno en France? Pour donner une assise à cette question qui, à première vue, peut paraître étrange, je rappellerai deux petits faits significatifs : Au cours de l’année 1961, Adorno fut invité au Collège de France pour y donner trois conférences. L’assistance, semble-t-il, était extrêmement réduite. Selon Kostas Axelos, qui était présent, elle n’aurait pas atteint le nombre de dix auditeurs 2! En 1978, la traduction de Dialectique négative fut publiée chez Payot dans la collection Critique de la politique. Peu après, dans Le Monde des livres, il y eut une brève notice d’environ dix lignes indiquant la parution d’un « des plus grands livres de philosophie du XXe siècle ». Malgré cette appréciation élogieuse, l’ouvrage ne fit l’objet d’aucune recension, alors que dans le même numéro du Monde s’étalait sur deux pages un long article consacré au livre de Pierre Boutang, L’Ontologie du secret. Boutang faisant de l’ombre à Adorno, c’est tout dire. * Miguel Abensour, est professeur émérite à Paris VII. Il est l’auteur de La Société contre l’État. Marx et le moment machiavélien, PUF, 1997 et de Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Sens & Tonka, 2005. Variations 18/10/05 9:06 Page 17 Une expérience d’un instant confirme ce doute réitéré. Peut-on imaginer à propos d’Adorno un travail tel que celui qu’a réalisé, en deux volumes, le regretté Dominique Janicaud portant sur Heidegger en France? À dire vrai, dans le cas d’Adorno, une telle entreprise est impensable, non pas faute de docu- ments, mais faute des éléments qui constituent une réception, à savoir un foyer de départ, un groupe ou des groupes de disciples français, la mise en place d’une transmission, la détermination des critères de légitimité ou de légitima- tion. Il n’y a pas eu dans les khâgnes parisiennes de Jean Beaufret adornien! Et qui pourrait répondre aux entretiens qui constituent le second volume de Dominique Janicaud? Des individus singuliers certes, mais rien qui se rap- proche d’un mouvement philosophique travaillant à la réception d’une œuvre inconnue ou mal connue en France. Quand il y eut des amorces d’un mouve- ment semblable, s’agissait-il vraiment de « recevoir » Adorno ou bien, sous le nom d’Adorno, s’agissait-il de réintroduire d’autres penseurs, par exemple un Emmanuel Kant redividus, rendu du même coup plus séduisant que celui pro- posé par la tradition spiritualiste française? À bien y regarder, nous sommes en présence d’une situation paradoxale. Si Adorno n’est pas entièrement traduit – des textes fondamentaux manquent, par exemple : le Beethoven, la Terminologie philosophique (Philosophische Terminologie, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1973), les textes sur le nazisme, la Personnalité autoritaire (Studien zum autoritären Charakter, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1950/1973), l’Introduction à la sociologie (Einleitung in die Soziologie, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1993) – il a néanmoins fait l’objet d’un travail important de traduction : entre 1962 (Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard) et 2004 (Mots de l’étranger et autres essais, Maison des Sciences de l’Homme), plus de vingt volumes ont été traduits, si l’on compte la controverse avec Popper portant sur la Querelle du positivisme dans la socio- logie allemande. Comment se fait-il donc qu’un tel travail de traduction n’ait pas entraîné une réception plus manifeste, plus évidente? Rares en effet sont les philosophes ou les sociologues qui travaillent avec Adorno, sur les pistes ouvertes par lui. On pourrait reconnaître cette qualité à Youssef Ishaghpour, auteur d’un Orson Welles cinéaste en 3 volumes (La Différence, 2001). Donc réception ou non réception? Aussi, pour dénouer le paradoxe, pour tenter de répondre à notre question, convient-il de savoir de quel Adorno on parle? Est-ce du musicologue, du sociologue, du théoricien de l’esthétique, du philosophe, du critique littéraire? Il y a fort à parier que la réponse sera différente selon le caractère ou la qualité retenue. Ainsi peut-on reconnaître sans nul doute l’existence d’une réception d’Adorno en tant que musicologue. Il suffit d’évoquer Pierre Boulez, de citer les travaux d’Olivier Revault d’Allones, de Daniel Charles, de Danièle Cohen- Levinas, de consulter la revue Musique en jeu dirigée par Dominique Jameux Miguel Abensour 18 Variations 18/10/05 9:06 Page 18 pour s’en convaincre. Mais qu’en est-il des autres facettes qui composent le génie composite d’Adorno? Si l’on accepte notre thèse, il nous faut donc spé- cifier la question. Pour ce faire, nous choisirons ici de considérer Adorno pour ce qu’il est avant tout, à savoir, un théoricien critique. Donc, qu’en est-il de la présence d’Adorno en France, en tant que théoricien critique? La question ainsi spécifiée, on peut esquisser l’hypothèse selon laquelle il y aurait eu en France un mouvement qui irait de la résistance à la présence d’Adorno, à un début de réception encore fragile, et loin d’être irréversible. Notre analyse comprendra trois temps : Qu’est-ce qu’un théoricien critique, ou Adorno, théoricien critique? Une partie plus descriptive pour discerner les scansions de la résistance et de la réception. Nous quitterons le descriptif pour nous tourner vers le prescriptif, et poser la question : À quelles conditions est-il possible de travailler aujourd’hui, hic et nunc, à une réception d’Adorno en tant que théoricien critique? Adorno théoricien critique Au niveau le plus général, Adorno est un théoricien critique au sens où il pratique la théorie critique, c’est-à-dire cette forme de pensée, entre philoso- phie et sociologie, qui, sous la direction de Max Horkheimer, s’est donné pour objet, au début des années trente, une critique unitaire de la société moderne orientée vers l’émancipation. Ce que l’on appelle l’École de Francfort, et qui est comparable dans la sphère de la pensée aux mouvements d’avant-garde dans le domaine de l’art. En un sens, ce que nous avons appelé le génie composite d’Adorno est l’incarnation même de la théorie critique. Telle la vieille taupe chère à Shakespeare et à Marx, Adorno creuse des galeries souterraines dans le sol de la société moderne, dans les directions les plus diverses – musique, litté- rature, philosophie, art, quotidienneté, politique, épistémologie – afin d’arti- culer à chaque fois un double questionnement à partir du couple conceptuel domination/émancipation : quels sont les circuits de la domination, quelles sont les chances de l’émancipation? La théorie critique a été définie dans deux grands textes, en 1937 : celui de Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, et celui de Herbert Marcuse, « La Philosophie et la théorie critique » (in Culture et Société, Minuit, 1970). La théorie critique est une théorie réflexive qui, contrairement à la théorie traditionnelle (Descartes), porte en elle la volonté d’une auto-élucidation continuée de son rapport au social-historique. C’est-à-dire du rapport qui se noue entre la structure conceptuelle de la théorie et l’extériorité, à savoir l’en- semble de la praxis sociale de l’époque. Cette critique de l’autonomie du sujet Malheureux comme Adorno en France? 19 Variations 18/10/05 9:06 Page 19 pensant entraîne le refus d’une théorie close sur elle-même et le refus de la sys- tématicité propre à la pensée se nourrissant de l’illusion de l’autosuffisance et de celle de l’identité de la pensée et de l’être. À ce niveau, il faut se garder de confondre la théorie critique avec la sociologie de la connaissance : tandis que cette dernière ne retient de la localisation sociale de la pensée que les biais idéo- logiques, les contre-vérités, la théorie critique, tout en prenant en compte le rapport de la pensée à son extériorité sociale, ne renonce pas pour autant à découvrir, au-delà de cette assignation, le « contenu de vérité ». Il s’agit d’une théorie critique de la société (Marx) qui, à partir d’une critique dialectique de l’économie politique et d’une critique des idéologies, vise à par- ticiper à une transformation de la société présente, au travail de l’émancipation, conçue comme l’accès à une forme supérieure de la raison. Par cette rationali- sation du réel, est visé l’accès à un monde autre qui soit le produit de la spon- tanéité consciente d’individus libres, de l’autodétermination du genre uploads/Philosophie/ abensour-adorno-en-france.pdf

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