DU « D’OÙ TU PARLES ? » AU « D’E TU PARLES ? » Dystopies, utopies et expériment

DU « D’OÙ TU PARLES ? » AU « D’E TU PARLES ? » Dystopies, utopies et expérimentations de la place du sujet dans l’imaginaire social et problématiques symboliques de sociabilité Benjamin Lesson1 Le « souci de soi » implique, avant tout, de situer le soi dans l’es­ pace public. L’identité du sujet est symboliquement reconnue et objectivée par l’imaginaire. Cependant, différentes recherches en Sciences de l’Information et de la Communication tendent à pointer une modification de la logique symbolique et imaginaire de subjectivation : nous passons d’une logique de rés-solution et d’individu, à une logique de dis-solution et d’une identité de réseau. Il s’agit de rendre compte du caractère problématique de cette transition : d’une part, montrer que l’imaginaire social dominant reste ancré dans une interprétation superficielle de l’héritage théorique des Modernes ; d’autre part, en contrepoint, rendre compte de certaines expérimentations artistiques des NTIC qui valorisent le sujet d’une manière nouvelle. 1 Université Lyon 2 Lumière, France. Recherches en communication, n° 36 (2011). 120 Benjamin Lesson Avant même de parler de l’expression de soi, de la production de soi, comme manifestations de l’identité d’un sujet dans l’espace public, il est important de déterminer les conditions de possibilités d’expres­ sion et d’interprétation au sein de cet espace. En effet, tout sujet est inscrit dans une culture et un cadre de sociabilité. C’est en fonction de ce cadre de sociabilité, de cette culture, qu’il pense, agit, s’exprime. La question du « souci de soi » passe donc nécessairement par ces prismes, qui agissent sur les sujets et sont exploités par ces derniers dans trois instances : le réel, le symbolique et l’imaginaire. Le symbolique désigne l’institution de la problématique du sujet, et les mécaniques institutionnelles de l’identité. Il faut comprendre que la problématique contemporaine du sujet n’est pas seulement liée à l’institution du sujet, mais également à l’instauration d’une dynamique de la représentation par l’identité. C’est-à-dire à l’articulation entre le symbolique et l’imaginaire, puisque l’imaginaire objective la logique symbolique. Il ne faut pas confondre problématique contemporaine du sujet et problématique du sujet contemporain. La première prend en compte l’articulation complexe entre institution du sujet et mécaniques de repré­ sentation. La seconde vise la problématique de subjectivation telle que perçue par les sujets inscrits dans les sociétés dites « postmodernes », c’est-à-dire dépendamment des logiques symboliques de sociabilité et d’identité et de leurs objectivations imaginaires actuelles. Ce sont ces deux problématiques que nous analyserons successivement et dont nous mesurerons les différences. Il s’agira de rendre compte des enjeux symboliques tels que proposés par des films de fictions Hollywoodiens, ainsi que par des dispositifs plastiques contemporains. Ces oeuvres inscrivent, d’une certaine manière, le sujet dans le cadre symbolique de sociabilité. Cette inscription se manifeste dans la manière dont les œuvres construisent des mondes possibles, laissent une place au sujet ou interrogent le mode de perception de celui-ci. L’imaginaire contemporain dominant, dont nous puiserons des exemples dans le cinéma hollywoodien (Matrix, Minority Report), montre les limites des conceptions modernes du sujet au lieu de les dépasser. Autrement dit, cet imaginaire enferme les sujets dans une conception relativiste du symbolique. Inversement, les dispositifs d’art numérique que nous verrons en dernière partie tendent à problématiser à nouveaux frais la subjectivation et interrogent les conditions de la réflexivité. 121 Du « d’où tu parles ? » au « d’e tu parles ? » Du « d’où tu parles ? » au « d’e tu parles ? », nous passons de la question marxiste soixante-huitarde interrogeant l’idéologie du discours et de la représentation à la question contemporaine interro­ geant l’expérience du sujet dans un contexte d’intermédialité. In fine, nous soutenons l’idée qu’il se trame, entre ces deux types de médiations artistiques (les films de science-fiction hollywoodiens vs les dispositifs d’art numérique), un nouveau paradigme, celui de la dissolution (versus la résolution), et que ce paradigme peut être appliqué à n’importe quel type d’activité symbolique1. Un changement de paradigme du sujet Du « souci de soi » antique dont parle Foucault (1984) à la culture de soi contemporaine, c’est un tout autre ordre symbolique et imagi­ naire qui est posé, et dans lequel sont inscrits les sujets. Autrement dit, c’est une autre manière d’engager les problèmes qui s’est répandue. En effet, les formes de médiations culturelles, d’organisations imagi­ naires du monde et les processus consubstantiels de subjectivation ont bien changé (Lamizet, 1999) : à travers leur médiation, les Grecs expri­ maient une conception du symbolique et de la subjectivation que nous ne partageons pas (Goux, 1973). Depuis les Grecs, une des principales problématiques de la culture de soi est de définir le cadre de l’expérience du sujet : cadre interprétatif et cadre d’action. Mais, de Platon à Kant, la grande question était de circonscrire les limites de l’expérience, de limiter les dérives interpré­ tatives, afin d’assurer un sens commun. La période contemporaine, qui pose la question des contextes culturels et historiques, se confronte à une question plus radicale encore : quelles sont les conditions mêmes d’une possibilité d’expérience ? L’expérience n’est pas seulement située dans des conditions sociohistoriques, mais également dans des circons­ tances symboliques, dans une cartographie cognitive qu’elle exprime en même temps qu’elle éprouve. En effet, Stanley Cavell, philosophe américain de la morale et du langage, pose comme problématique existentielle des sujets contem­ porains la question de la « condition sceptique » (Cavell, 1996). Cette condition se révèle aux esprits de sujets qui rêvent d’un savoir à l’abri 1 Nous reprenons ici une perspective ouverte par Michel Authier dont nous élargisons le principe à toute activité symbolique et aux enjeux socio-culturels. 122 Benjamin Lesson de tout doute. Ce désir est le moteur même de la pensée moderne occi­ dentale. Ce faisant, les penseurs modernes se sont enfermés dans un terrible dilemme. Puisque le sujet leur est apparu comme une intériorité opaque, il fallait enquêter sur cette intériorité ; cependant, cette proxi­ mité à soi implique une mise à distance du monde. On ne peut pas à la fois saisir l’intériorité et comprendre les articulations des discours et des actions dans le monde. Le problème de la modernité est ainsi d’articuler l’existence dans le monde et avec les autres (Marrati, 2006). Or, il s’agit précisément de la problématique du sujet contemporain : la difficulté du sujet est d’être en adéquation avec le monde, c’est-à- dire de comprendre le monde, de se comprendre soi-même au sein de ce monde, et d’agir sur lui. Et, loin de se confronter directement à ce problème, le sujet tend à le repousser par une démultiplication des expressions et des actions au sein de différents espaces publics. Le saut épistémologique qui conduit du problème moderne au problème contemporain est le fruit du glissement d’une problématique (sceptique) de Raison (chez Platon et Kant) à une question de langage et d’expressivité (chez Cavell). En effet, les théories de Saussure (1972) et la conception du langage comme medium chez Benjamin (2000) illustrent une tendance du langage à enfermer ses sujets hors du monde. Ce n’est pas que l’impossibilité à rendre compte du monde par le langage qui apparaît comme problématique, mais, de manière plus fondamentale encore, la déception vis-à-vis de l’expression, la peur de l’expressivité. Et ce glissement hors du monde apparaît, pour le sujet, comme glissement hors de lui-même, hors des liens de sociabilité : « Le travail de connaissance (réciproque) de nos vies (intérieures) n’atteint rien au-delà de nos expressions (extérieures) ; et nous avons matière à être déçus par ces expressions » (Cavell, 1996, p. 494). Il y a déception à la fois au sens français commun - « être déçu du résultat » - mais aussi au sens anglais, c’est-à-dire comme « amoin­ drissement de la chose » (au même titre que Lacan disait que le Nom est le « meurtre de la chose »). Le sujet semble aliéné à une logique symbolique qu’il ne comprend pas, « engagé » dans un processus qui ne rend pas compte de sa singularité. Les dystopies expriment cette relation aliénante, et le caractère utopique des personnages qui luttent est l’expression de la perception parcellaire de l’ordre symbolique. La condition sceptique est le fruit d’un problème qui est spéci­ fique à ce que Jean-Joseph Goux (1973) nomme « le procès de symbo­ lisation ». Dans tout échange (juridique, esthétique, psychique, écono­ mique, etc.), il y a une activité symbolique, c’est-à-dire une substitu­ 123 Du « d’où tu parles ? » au « d’e tu parles ? » tion d’une chose par une autre, avec une logique de représentation. Le procès de symbolisation est l’établissement d’une représentation d’une chose et une reconnaissance des sujets (qui échangent) permettant de fluidifier les échanges. Ainsi, la représentation est supposée rendre compte de la singularité des objets et des sujets, tout en assurant une normalisation facilitant l’échange. Le problème du procès de symbo­ lisation, pour le sujet (qui échange) est que toute la logique de subs­ titution est occultée par la représentation, et qu’il tend à croire que celle-ci représente un « état de chose ». C’est précisément la critique de uploads/Philosophie/ 51053-texte-de-l-x27-article-75243-1-10-20191122.pdf

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