Jean-Noël Kapferer Le contrôle des rumeurs In: Communications, 52, 1990. pp. 99
Jean-Noël Kapferer Le contrôle des rumeurs In: Communications, 52, 1990. pp. 99-118. Citer ce document / Cite this document : Kapferer Jean-Noël. Le contrôle des rumeurs. In: Communications, 52, 1990. pp. 99-118. doi : 10.3406/comm.1990.1785 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1990_num_52_1_1785 Jean-Noël Kapferer Le contrôle des rumeurs Expériences et réflexions sur le démenti Étudier l'anti-rumeur, les moyens de mettre fin à une rumeur, ne répond pas uniquement à un intérêt pragmatique, tourné vers l'action. Paradoxalement, on peut dire que l'anti-rumeur est à l'ori gine des bonds en avant faits dans la compréhension du phénomène de rumeur. Les premières recherches empiriques sur la rumeur, celles des chercheurs américains G. Allport, L. Postman (1), R. Knapp (11), ont été stimulées par le souhait du Département d'État à la Défense de mieux contrôler les innombrables rumeurs courant pendant la Seconde Guerre mondiale sur la situation exacte des Alliés sur les fronts japonais ou européen. Faute de connaître avec précision (pour des raisons de secret militaire) cette situation, le public américain était à l'affût du moindre bruit venant percer le silence et le mystère, colportant des informations alarmistes qui ne manquaient pas de susciter l'émoi des parents des boys envoyés sur le front. En 1969, c'est pour contrôler et mettre fin à une rumeur secouant Orléans que le Fonds social juif unifié sollicita une équipe de socio logues réputés (13) et leur offrit les moyens de mener des recherches empiriques sur le terrain. En 1980, c'est pour faire cesser la diffu sion d'un tract faussement attribué à l'hôpital de Villejuif - centre réputé de la recherche sur le cancer - que furent entrepris les pre miers travaux sur la circulation et la pénétration de cette forme écrite de rumeur (8). Le lien étroit unissant l'anti-rumeur et la recherche sur la rumeur est logique. A la différence du chercheur sur les mass media qui bénéficie désormais de bibliothèques et de vidéothèques lui per mettant d'étudier le matériau de son choix (par exemple, les infor mations télévisées en 1968), le chercheur en matière de rumeurs doit être prévenu de l'existence d'une rumeur pour pouvoir l'étudier pendant qu'elle vit et se déroule. La rumeur doit être étudiée pen- 99 Jean-Noël Kapferer dant son existence si l'on veut disposer d'informations de première main. Or, c'est précisément lorsqu'une rumeur pose un grave pro blème à un groupe social que celui-ci fait alors appel aux médias pour faire connaître son problème et trouver les moyens de l'en sort ir. Ce faisant, la rumeur quitte son caractère local et, accédant à une notoriété plus large, parvient aux oreilles des chercheurs. C'est l'anti-rùmeur qui alerte l'attention sur les rumeurs en cours. Par ailleurs, les organismes institutionnels de financement de la recherche ne peuvent être sollicités pour réagir du jour au lende main et fournir les moyens d'étude d'un événement inattendu, d'une rumeur inconnue il y a encore quelques jours et justifiant une analyse sur le terrain. Les groupes sociaux affectés par une rumeur et mobilisés pour son eradication fournissent en général les moyens indispensables à cette analyse événementielle. Outre ces raisons liées à l'économie de la recherche, l'anti- rumeur fournit un matériau irremplaçable pour la compréhension du phénomène de rumeur. En effet, le constat général tant de l'expé rience pragmatique des spécialistes de la communication (12) que des recherches scientifiques est celui de la difficulté de l'anti- rumeur, révélant par contrecoup l'étonnant pouvoir de persuasion de la rumeur, dont tous les ressorts ne sont pas encore connus. Nous avons déjà consacré quatre chapitres à l'anti-rumeur dans l'ouvrage Rumeurs. Le plus vieux média du monde (7). Pour ne pas répéter leurs constats, cet article vise à présenter les résultats de recherches et expériences nouvelles menées spécifiquement sur l'anti-rumeur, et à en tirer les enseignements théoriques sur le fonctionnement de la rumeur, et pragmatiques sur son contrôle. Dans une première partie, nous analyserons les résultats de deux tentatives de démenti menées à grande échelle : celle d'Isabelle Adjani le 18 janvier 1987 à la télévision et celle du tract stupéfiant circulant depuis la mi-avril 1988 en France, mettant en garde contre la vente de timbres-tatouages pour enfants, prétendument imprégnés de LSD. Ayant mené l'évaluation quantitative de la cam pagne anti-rumeur d'Isabelle Adjani et collaboré à une expérience en milieu naturel sur le démenti des timbres LSD, nous en présente rons les résultats les plus significatifs. Dans une seconde partie, nous tirerons les leçons d'expériences récentes menées en laboratoire, dans un contexte de recherche fon damentale sur la psychologie de la persuasion et du démenti. 100 Le contrôle des rumeurs I. L'ANTI-RUMEUR EN ACTION Les caveat et opinions ne manquent pas sur le contrôle de la rumeur, et en particulier sur le démenti, la forme la plus fréquente de réaction à la rumeur. Mais rares sont les données publiées. Récemment, deux rumeurs ayant acquis une large diffusion ont fourni l'occasion de mesurer l'efficacité des actions visant à les éteindre. Nous en présenterons l'historique, les principaux résultats ainsi que les enseignements. 1, Les timbres-tatouages au LSD: Véchec d'un démenti. A la mi-avril 1988, on vit apparaître dans la région de Nice un tract, tapé sur une machine à écrire simple et se réclamant d'un hôpital Saint-Roch, mettant en garde contre une sorte de tatouage pour enfants, représentant des personnages célèbres tels que Mickey Mouse ou Superman. Le tract précisait que ces timbres prétendu ment diffusés aux États-Unis et désormais au Canada — « pourraient arriver plus vite qu'on le pense » en France (pour une analyse plus détaillée, voir l'article de Jean-Bruno Renard). Or, ces timbres seraient imprégnés de LSD : la drogue pourrait être portée à la bouche de l'enfant. L'absorption pourrait aussi « se faire par les pores », lors de l'application du tatouage. Très vite, le tract se diffusa dans d'autres régions (Marseille, Montpellier, Paris, Évry...). Comme cela est fréquent en matière de tracts, cette diffusion s'accompagna de l'adjonction sur le tract de labels et signatures lui fournissant une quasi-authenticité. On passa ainsi du tract anonyme à une note de service quasi officielle. Ainsi, très vite, on vit apparaître sur le tract : - le nom du Pr Jasmin de la faculté de chirurgie dentaire de Nice ; - le tampon de la faculté de chirurgie dentaire de Paris-VII, rue Garancière ; - une référence au commandant de la brigade de gendarmerie de Montlhéry ; - la « confirmation de la Brigade des Stupéfiants » ; - sans compter les innombrables relais ayant en toute bonne foi apposé leur sceau (écoles, entreprises, services médico-sociaux, sapeurs-pompiers, associations de parents d'élèves...). Quand on sait combien les effets persuasifs d'un message dépendent de sa source (6) (est-elle perçue comme crédible, experte 101 Jean-Noël Kapferer ou désintéressée?), cette sédimentation de sceaux authentifiants explique largement la diffusion du tract. Mais il faut alors expliquer pourquoi des personnes de renom, des universitaires, des gens culti vés ont en premier lieu été convaincus par un tract anonyme, au point de le rediffuser instantanément en le marquant de leur propre signature. Ce fait prouve une fois encore combien il est erroné de croire que l'intelligentsia est imperméable aux rumeurs : c'est par fois tout le contraire, comme nous l'avons déjà démontré (7, p. 117). Nous en avons une nouvelle preuve ici. Interviewé sur le tract, le Pr Jasmin a déclaré : « Oui, j'ai trouvé un jour ce texte sur mon bureau. J'ai été révolté. J'ai pensé aux jeunes, aux enfants dont je m'occupe. Ma spontanéité m'a empêché de vérifier le bien-fondé de cette "information"» (L 'Humanité du 7 juin 1988). Ayant publié dans le magazine Profils médico-sociaux du 29 septembre 1988 le tract dans son intégralité, présenté comme une vérité, le directeur de la publication s'en explique en disant que « les parents ne seront jamais trop sensibilisés au danger que leurs enfants courent, qu'il faut peut-être mieux les rendre vigilants à toute occasion plutôt que de les laisser dans un climat de confiance qui pourrait, éventuelle ment, se retourner contre eux un jour ». Ayant rediffusé le tract avec le nom de l'école des sapeurs- pompiers de Bollène, le lieutenant, chef de l'école, s'en explique ainsi : « Moi, personnellement, je suis parti du principe que, dans la mesure où il y a eu une information comme cela, de toute façon, cela ne pouvait pas être mauvais de prévenir les parents... La drogue, c'est quelque chose d'actualité, cela fait peur à tout le monde. Nous avons pensé qu'il valait mieux donner l'information au maximum plutôt que de l'étouffer, avec le risque que cela comporte si l'info rmation est fausse» (interview faite à Bollène le 18 janvier 1989). Comme on le constate, les interviewés ont avant tout réagi par rap port à l'intérêt de la cause : si celui-ci est évident, voire de salut public, il dispense de vérifier l'information, surtout si elle parvient accompagnée de références authentifiantes. Quelle est l'origine de ce tract? Il semble qu'il ait été amené en France par une personne en déplacement au Québec. De fait, l'or igine canadienne du tract est accréditée par le fait : - qu'un hôpital uploads/Management/ le-controle-des-rumeurs.pdf
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- Publié le Jul 31, 2021
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