Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives R
Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives Revue SEMEN 22, Énonciation et responsabilité dans les médias, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, novembre, 2006 http://www.patrick-charaudeau.com/Discours-journalistique-et.html Introduction Je rappellerai ici quelques présupposés du modèle socio-communicationnel d’analyse du discours dans lequel je me situe, et sans lesquels mon propos perdrait de sa pertinence. Tout acte de langage est un acte d’échange interactionnel [1] entre deux partenaires (sujet communicant et sujet interprétant) liés par un principe d’intentionnalité, cet échange se produisant toujours dans une certaine situation de communication. Le sujet communicant, en prenant possession de la parole s’institue en sujet énonçant, ou énonciateur, et institue du même coup le sujet interprétant en sujet destinataire. Le positionnement du sujet énonciateur dépend donc des données de la situation de communication dans laquelle se trouve le sujet communicant. Ces données sont d’ordre socio-communicationnel dans la mesure où elles déterminent, en même temps et dans des rapports de réciprocité, la nature identitaire des partenaires de l’échange, la relation que ceux-ci entretiennent entre eux [2], la visée d’influence qui justifie le fait de prendre la parole [3]. Ce qui me fait définir la situation de communication comme un cadre fonctionnel instaurant des places et des relations autour d’un dispositif qui détermine : l’identité des sujets en termes de statuts et de rôles selon certains rapports hiérarchiques, la finalité de la relation en termes de visées pragmatiques (de "prescription", d’"incitation", d’"information", d’"instruction", etc. [4]), le propos échangé en termes d’univers de discours thématisé (à ce niveau "macro-thématisé"), les circonstances matérielles selon le type de situation locutive (interlocutive/monolocutive) et de support de transmission de la parole (écrit, audio-oral, audio-visuel, etc.). Ces données fournissent (imposent) au sujet parlant des « instructions discursives » sur la façon de se comporter en tant qu’énonciateur, à propos de l’identité qu’il doit attribuer à son partenaire en tant que sujet destinataire, à propos de la façon d’organiser son discours (de manière descriptive, narrative et/ou argumentative), sur les topiques sémantiques qu’il doit convoquer. Cet ensemble de données externes et d’instructions discursives constituent ce que j’appelle un « contrat de communication », ou genre situationnel, qui surdétermine (en partie) les partenaires de l’échange. Ainsi peuvent être distingués divers types de contrats (ou genres situationnels), tel le publicitaire, le politique, le didactique, le médiatique, etc. [5] Ici, il sera question de ce dernier, le médiatique, à propos duquel sera traitée plus particulièrement la mise en scène énonciative. Du contrat de communication médiatique au contrat d’énonciation journalistique Encore une précision résultant des considérations précédentes : à force d’échanges langagiers, les comportements des partenaires se stabilisent en instaurant des normes communicationnelles. Ainsi se construisent des types de situation de communication qui, comme on vient de le dire, assignent des places et des rôles aux instances de l’échange et définissent leurs relations autour d’un dispositif socio-communicationnel. Mais il ne faut pas confondre ce dispositif avec l’acte de mise en scène du discours. Le dispositif fait partie des conditions contractuelles de production de l’acte langagier, avec les instructions qu’il donne au sujet, mais il n’en constitue pas la totalité. C’est pourquoi il convient de distinguer acte de communication (englobant) et acte d’énonciation (spécifiant), et donc situation de communication et situation d’énonciation [6]. Mais en même temps, il y a rapport de réciprocité non symétrique entre les deux. Si la situation de communication surdétermine en partie le sujet en lui imposant des instructions discursives, celui-ci dispose d’une certaine marge de liberté pour procéder à une mise en scène énonciative qui respecte ces instructions, mise en scène qui d’ailleurs peut avoir, à terme, une influence sur le contrat lui- même [7]. C’est en me basant sur cette distinction que je propose de distinguer contrat de communication médiatique et contrat d’énonciation journalistique : le premier renvoie aux caractéristiques du dispositif impliquant une instance de production médiatique et une instance de réception-public, reliés par une visée d’information ; le second correspond à la façon dont l’énonciateur journaliste met en scène le discours d’information à l’adresse d’un destinataire imposé en partie par le dispositif et en plus imaginé et construit par lui. Examinons donc ce jeu entre dispositif, instructions discursives et positionnement énonciatif du sujet journaliste. Le contrat médiatique a été décrit dans mon ouvrage sur le discours d’information [8] et donc je me conterai d’en rappeler les données essentielles. L’information médiatique est déterminée par un dispositif dont les caractéristiques sont les suivantes. Une instance de production composite comprenant divers acteurs ayant chacun des rôles bien déterminés, ce qui rend difficile l’attribution de la responsabilité des propos tenus. Cependant, cette instance se définit globalement à travers cinq types de rôles qui englobent tous les autres : de chercheur d’informations, ce qui la conduit à s’organiser pour aller aux sources de ces informations (réseau avec les Agences de presse, correspondants de terrain, envoyés spéciaux, relais d’indicateurs) ; de pourvoyeur d’informations, ce qui l’amène à sélectionner l’ensembles des informations recueillies en fonction d’un certain nombre de critères (voir ci-dessous la double finalité) ; de transmetteur d’informations, ce qui la conduit à mettre en scène les informations sélectionnées en fonction d’un certain nombre de visées d’effet, et en jouant sur des manières de décrire et de raconter ; de commentateur de ces informations, ce qui l’amène à produire un discours explicatif tentant d’établir des relations de cause à effet entre les événements (ou les déclarations) rapportés ; enfin, de provocateur de débats destinés à confronter les points de vue de différents acteurs sociaux. Une instance de réception, elle aussi composite, mais sans détermination de rôles spécifiques, ce qui la rend on ne peut plus floue. On sait qu’en réalité, cette instance est double, car il ne faut pas confondre l’instance-cible, celle à laquelle s’adresse l’instance de production en l’imaginant, et l’instance-public, celle qui reçoit effectivement l’information et qui l’interprète [9]. Cette dernière est difficile à saisir, ce qui n’empêche pas l’instance médiatique de tenter de la cerner à grands coups de sondages et enquêtes. Dès lors, l’instance-cible devient une construction imaginée à partir des résultats de ces sondages, mais surtout à partir d’hypothèses sur ce que sont les capacités de compréhension du public visé (cible intellective), ses intérêts et ses désirs (cible affective) [10]. Quant à la finalité de ce contrat, on sait qu’elle est double : une finalité éthique de transmission d’informations au nom de valeurs démocratiques : il faut informer le citoyen pour qu’il prenne part à la vie publique ; une finalité commerciale de conquête du plus grand nombre de lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, puisque l’organe d’information est soumis à la concurrence et ne peut vivre (survivre) qu’à la condition de vendre (ou d’engranger des recettes publicitaires). La finalité éthique oblige l’instance de production à traiter l’information, à rapporter et commenter les événements de la façon la plus crédible possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de crédibilité. La finalité commerciale oblige l’instance médiatique à traiter l’information de façon à capter le plus grand nombre de récepteurs possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de captation [11]. Ces données du dispositif médiatique assignent au sujet journaliste, en tant qu’énonciateur, certaines instructions discursives qui peuvent varier selon qu’elles obéissent à l’enjeu de crédibilité ou de captation. Tout d’abord, des instructions sur le positionnement énonciatif, au regard du possible « engagement » du sujet énonçant : l’enjeu de crédibilité exige de celui-ci qu’il ne prenne pas parti [12]. D’où une délocutivité obligée de l’attitude énonciative qui devrait faire disparaître le Je sous des constructions phrastiques impersonnelles et nominalisées. Ce n’est pas à proprement parler de l’objectivité, mais c’est le jeu de l’objectivité par l’effacement énonciatif [13]. On verra, cependant, que l’enjeu de captation le conduira parfois à prendre position. Ensuite, l’événement ayant été sélectionné (selon des critères de saillance [14]), il s’agit pour le journaliste de rapporter les faits de la façon la plus précise possible, avec, comme on le dit en narratologie, un point de vue de narrateur externe qui tenterait de décrire fidèlement la succession des faits, et de mettre en évidence (ou à suggérer quand il n’en a pas la preuve) la logique d’enchaînements entre ceux-ci. Il en est de même pour l’activité qui consiste à rapporter des paroles, des déclarations, des discours et les réactions qui s’ensuivent. La mise en scène de ce que l’on appelle le discours rapporté devrait également satisfaire à un principe de distance et de neutralité qui oblige le rapporteur journaliste à s’effacer, et dont la marque essentielle est l’emploi des guillemets encadrant le propos rapporté. C’est là encore se soumettre à l’enjeu de crédibilité, mais on verra que ces principes de distance et de neutralité ne sont pas toujours respectés à des fins de captation. Le discours journalistique ne peut se contenter de rapporter des faits et des dits, son rôle est également d’en expliquer le pourquoi et le comment, afin d’éclairer le citoyen. D’où une activité discursive qui consiste à proposer un questionnement (sans cadre de questionnement pas d’explication possible), élucider différentes positions et tenter d’évaluer chacune de celles-ci [15]. Une fois de plus, l’enjeu de uploads/Management/ charaudeau-discours-journalistique-et-positionnements-enonciatifs.pdf
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- Publié le Mar 27, 2022
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