Bouche cousue ou langue bien pendue ? L’école entre deux pédagogies de l’oral P
Bouche cousue ou langue bien pendue ? L’école entre deux pédagogies de l’oral Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1991 Sommaire I. L’oral, une existence ambiguë dans l’école II. Expression correcte ou communication efficace ? III. Un atout dans les interactions quotidiennes IV. L’inégalité sociale devant l’oral V. L’oral, c’est mardi matin, de 9 heures à 10 heures ! Références La rénovation de l’enseignement du français donne, sur le papier, une grande importance à la communication, tant écrite qu’orale. Pourtant, dans les classes, les observations montrent que la communication reste une idée vague, que l’oral " rénové " est un parent pauvre dans la plupart des classes. Pour les autorités scolaires, le monde politique, l’oral n’est pas une priorité affirmée. Ce n’est pas sur cet aspect qu’on juge la rénovation de l’enseignement du français. La grammaire, l’orthographe et la lecture sont des points plus sensibles. Insister sur l’oral pourrait même paraître malvenu alors qu’il faut encore, dix ans après le début de la rénovation en Suisse romande, donner des gages aux tendances les plus conservatrices, convaincre les sceptiques que le changement n’est synonyme ni de dégradation des exigences, ni d’abandon des valeurs. On voit mal, dans cette conjoncture, l’autorité scolaire s’engager dans une croisade pour l’oral. S’y engagerait-elle qu’on pourrait douter de l’efficacité d’une exhortation officielle. L’apprentissage de la langue orale est moins facile à codifier que celui des formes verbales ! Le plan d’études reste donc plutôt vague et c’est sans doute préférable. Mais cela fait dépendre les pratiques en classe de ce que les enseignants comprennent et retiennent de l’esprit et des objectifs généraux du plan d’études. Certains croient à l’importance de la communication, à la nécessité de prendre du temps pour parler, écouter, raconter, discuter. D’autres ne jugent pas ces apprentissages prioritaires et s’en tiennent à une interprétation minimaliste du programme. Il y a donc autant de représentations de la place de l’oral dans l’enseignement que d’images de la langue, de la communication, de la culture. Sans doute une position plus affirmée de l’autorité scolaire encouragerait-elle les hésitants à se jeter à l’eau. Mais on se trouve, avec la pratique de l’oral en classe, aux limites de la personnalité et du rôle professionnel, de la manière d’être et des méthodes d’enseignement. Une pédagogie de l’oral, du moins telle que je l’envisage ici, ne saurait s’accommoder d’un conformisme de surface au programme. Sans l’esprit, la lettre ne signifie rien. Or de l’esprit d’une pédagogie, les textes officiels ne sont pas maîtres… En bref, il ne suffit pas de réaffirmer dans l’abstrait l’importance de l’oral pour convaincre ceux qui n’y croient pas ! Même les maîtres convaincus doivent faire la part des urgences du quotidien, de la hiérarchie scolaire et sociale des savoirs, des échéances de l’évaluation, des attentes des parents et des collègues. Aucune exhortation ne surmontera d’un coup de baguette magique les obstacles pratiques et les contradictions entre les affirmations générales du plan d’études et les attentes concrètes qui se manifestent sur le terrain. La construction d’une pédagogie de l’oral ne passe ni par des slogans, ni par des recettes. Elle exige un détour par une réflexion sur la langue, la communication, le travail scolaire. Je tenterai d’abord de montrer que, contrairement à l’illusion rénovatrice, l’oral scolaire est une réalité ancienne. Avant d’inventer une nouvelle pédagogie, il importe de prendre conscience de la place de la communication orale dans les classes, de ses fonctions et de son statut actuels. J’essayerai ensuite de clarifier les objectifs d’une pédagogie de l’oral : savoir écouter et parler, pour quoi faire ? J’envisagerai ensuite les effets pervers possibles d’une scolarisation de l’oral, source possible d’inégalité accrue devant l’école. Enfin, je traiterai d’évaluation, de différenciation, de moyens didactiques. * * * Les pages qui suivent ne cachent pas les contradictions et les impasses possibles d’une pédagogie de l’oral. Non pour plaider en faveur du statu quo. Mais parce qu’il importe en ce domaine de se déprendre de toute naïveté, de savoir " ce que parler veut dire ", de reconnaître qu’en disant communication, expression, écoute, on fabrique des formes et des hiérarchies d’excellence, on modèle des relations et des pratiques sociales, on touche à l’exercice du pouvoir. Une pédagogie de l’oral ne pose pas uniquement des problèmes didactiques. En définissant des objectifs, des exigences dans ce domaine, on fait des choix politiques et culturels, on assume donc un certain arbitraire. Inutile de s’abriter ici derrière les textes officiels : ils sont, sur l’oral, suffisamment creux pour qu’on puisse leur faire dire presque n’importe quoi. Signe évident de l’absence de consensus social sur le rôle de l’école en matière d’expression et de communication orales. Il revient donc à chacun d’affronter la complexité et l’ambiguïté, de prendre le risque de l’arbitraire ou de l’aveuglement. Rien n’est moins innocent qu’une réflexion sur la pédagogie de l’oral. Tout vient avec : l’échec scolaire et la sélection, le sens de la scolarisation, le choix entre école conservatrice et école libératrice, le rôle de l’école dans la formation de la personne et la préparation à la vie. À vrai dire, il en va de même de tout savoir scolaire. Mais il est plus facile de l’ignorer ! Je ne puis présenter ici qu’une conception parmi d’autres d’une pédagogie de l’oral : quelques certitudes sur ce qu’il ne faut pas faire, beaucoup de doutes et de questions sur le sens et les dérives possibles de l’entreprise. Au total, un balancement inconfortable entre utopie et scepticisme… I. L’oral, une existence ambiguë dans l’école Les rénovations de l’enseignement du français à l’école obligatoire ont insisté sur l’importance de la langue orale et ont privilégié l’expression, la communication, l’argumentation par opposition aux activités traditionnelles telles la lecture à haute voix, la récitation de textes appris par coeur ou les exercices d’élocution. Cette opposition pourrait suggérer à tort qu’avant la rénovation, l’oral avait très peu de place dans la pratique scolaire, se limitait à des activités stéréotypées et normatives, sans rapport avec des situations de communication. C’est vrai si l’on considère le curriculum formel et le découpage correspondant de l’emploi du temps : les moments de lecture à haute voix, de récitation de poèmes ou d’élocution sont relativement marginaux dans l’ensemble de l’enseignement du français et pèsent peu dans l’évaluation et la sélection. Pourtant, à l’école, plusieurs heures par jour, pendant des années, les élèves baignent dans un univers de paroles. Certes, en général, le maître parle beaucoup plus que ses élèves, qui n’écoutent pas toujours. Et surtout, même lorsqu’ils ont la parole, le maître reste l’organisateur des conversations légitimes (Sirota, 1988). Il exige que chacun l’écoute lorsqu’il s’adresse à toute la classe. Il apostrophe souverainement les élèves et les met en demeure de répondre à ses questions, de suggérer des hypothèses, de faire des propositions. Il décide de répondre ou non à leurs interventions spontanées. D’un bout à l’autre de la journée, il fixe le contenu et le statut des conversations. Lorsqu’il s’absente un moment, travaille avec une demi classe ou demande aux élèves de se mettre à la tâche par deux ou en petites équipes, il s’attend à ce que l’interaction entre élèves respecte ses consignes. Même en faisant la part du bavardage, des interventions spontanées, de l’indiscipline, voire du chahut, on se trouve dans un système de communication très inégalitaire en ce qui concerne la distribution du pouvoir et du temps de parole. De plus, dans le discours pédagogique courant, la pratique " banale " de la langue orale n’est pas perçue comme un moyen d’en affermir la maîtrise chez les élèves, mais plutôt comme un aspect obligé du rapport pédagogique et du fonctionnement d’un groupe-classe. Le maître parle pour expliquer, donner des consignes, évaluer, réorienter le travail des élèves, organiser des activités. Pour " faire leur métier ", il faut bien, dans une certaine mesure, que les élèves s’expriment aussi. Mais cela n’a rien à voir, semble-t-il, avec une pédagogie de l’oral. À cette dichotomie, la sociologie ne saurait souscrire. Sans doute, dans le curriculum réel, faut-il distinguer ce qui correspond à une intention d’instruire (Hameline, 1971) de ce qui engendre des apprentissages en dépit, voire à l’insu du maître. Qu’on se garde cependant de croire à une coupure bien franche dans le curriculum réel, entre curriculum caché et curriculum manifeste. Il n’y a pas solution de continuité entre ces deux pôles : une partie des apprentissages sont perçus et assumés sans avoir été vraiment " programmés ". La pédagogie d’un maître ne se limite jamais à ce qu’il a délibérément mis en place pour faire apprendre. Elle inclut l’ensemble des habitudes, des exigences et des activités dont il devine et accepte plus ou moins confusément la valeur éducative (Perrenoud, 1984). La manière dont sont réglés et animés les échanges oraux en classe participe souvent de cet entre-deux : ce n’est pas une discipline inscrite au programme, mais c’est plus qu’une simple nécessité pratique. Dans la régulation de la communication, il y a presque toujours une dimension éducative, ne serait-ce qu’à travers uploads/Management/ bouche-cousue-ou-langue-bien-pendue-perrenoud 1 .pdf
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- Publié le Jan 08, 2021
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