FÉLIX GUATTARI CHIMERES 1 La chaosmose schizo L A NORMALITÉ SOUS L’ÉCLAIRAGE DU

FÉLIX GUATTARI CHIMERES 1 La chaosmose schizo L A NORMALITÉ SOUS L’ÉCLAIRAGE DU DÉLIRE, la logique techniciste sous la loi du processus primaire freudien : un pas de deux vers le chaos pour tenter de cerner une subjecti- vité loin des équilibres dominants et de capter ses lignes vir- tuelles de singularité, d’émergence ou de renouveau. Serait-ce un éternel retour dyonisiaque ou un paradoxal renversement copernicien prolongé d’un retournement animiste ? À tout le moins, c’est le fantasme originaire d’une modernité sans cesse remise sur le tapis et sans espoir de rémission post-moderne. Toujours la même aporie. La folie, cernée dans son étrangeté, réifiée dans une altérité sans retour, n’en habite pas moins notre appréhension ordinaire et sans qualité du monde. Mais il faudrait aller plus loin. Le vertige chaotique, qui trouve une de ses expressions privilégiées dans la folie, est constitutif de l’intentionnalité fondatrice du rapport sujet-objet. La psy- chose met à nu un ressort essentiel de l’être au monde. Le plus singulier dans le mode d’être de la psychose – mais aussi, selon d’autres modalités, dans celui du « soi émergent » de l’enfance (Daniel Stern), ou dans celui de la création esthé- tique – est l’irruption sur le devant de la scène subjective, d’un réel antérieur à la discursivité ; sa consistance pathique saute littéralement à la gorge. Doit-on considérer que ce réel s’est figé, s’est pétrifié et est devenu catatonique par accident pathologique ? Ou bien était-il là de tout temps – passés et futurs –, à l’affût d’une mise en acte qui sanctionnerait la for- clusion d’une castration symbolique présumée ? Peut-être est- FÉLIX GUATTARI CHIMERES 2 il nécessaire d’enjamber ces deux perspectives. Il était déjà là comme référence virtuelle ouverte, et il surgit – corrélative- ment – en tant que production sui generis d’un événement singulier. Les structuralistes ont été trop hâtifs en positionnant topique- ment le Réel de la psychose par rapport à l’Imaginaire de la névrose et au Symbolique de la normalité. Qu’ont-ils gagné à cela ? En érigeant des mathèmes universels du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique, considérés d’une pièce et cha- cun pour eux-mêmes, ils ont réifié et réduit la complexité de l’enjeu : la cristallisation d’Univers réels-virtuels agencés à partir d’une multiplicité de territoires imaginaires et sémioti- sés par les voies les plus diverses. Les complexions réelles – celles par exemple de la quotidienneté, du rêve, de la pas- sion, du délire, de la dépression ou de l’expérience esthé- tique – ne sont pas, les unes et les autres, de même couleur ontologique. En outre, elles ne sont pas subies passivement ni articulées mécaniquement à d’autres instances. Lorsqu’elles franchissent certains seuils de consistance auto- poïétiques, elles se mettent à travailler à leur propre compte et constituent des foyers de subjectivation partielle. Leurs ins- truments expressifs (de sémiotisation, d’encodage, de cata- lyse, de moulage, de résonance, d’identification) ne se résume d’aucune façon à une seule économie signifiante. La pratique de la psychothérapie institutionnelle nous a enseigné la diver- sité des modalités d’agglomération de ces multiples stases réelles ou virtuelles : celles du corps et du soma, celle du moi et de l’autre, celle de l’espace vécu et des ritournelles tempo- relles, celle du socius familial et du socius artificiellement éla- boré. Cette pratique nous a appris à ouvrir d’autres champ de possible : ceux du transfert psychothérapique ou encore ceux d’univers immatériels afférents à la musique, aux formes plas- tiques, aux devenirs animaux, végétaux, machiniques… Les complexions du réel psychothérapique, dans leur émer- gence clinique, constituent une voie d’exploration privilégiée des autres modes de production ontologiques ; elles en révè- lent des faces d’excès, des expériences limites. La psychose hante ainsi non seulement la névrose et la perversion, mais aussi toutes les formes de la normalité. La pathologie psy- chotique est particulière, car, pour de multiples raisons, les La chaosmose schizo CHIMERES 3 allers-retours attendus et les rapports ploymorphiques nor- maux entre les différents modes de mise-à-l’être de l’énon- ciation subjective y voient leur hétérogénéité compromise par la répétition. Cette insistance exclusive d’une stase existen- tielle, je la qualifierai de chaosmique. Elle est ici susceptible de prendre toutes les teintes d’une gamme schizo-para- noïaque-maniaque-épileptoïque ; alors que partout ailleurs elle n’est abordée qu’à travers un évitement, un déplacement, une méconnaissance, une défiguration, une surdétermination, une ritualisation… Dans ces conditions, la psychose pourrait être définie comme une hypnose du réel. Ici un sens d’être- en-soi s’impose en deçà de tout schème discursif, uniquement positionné à travers un continuum intensif. Et les traits de dis- tinctivité de ce dernier ne sont pas saisissables par un appa- reil de représentation, mais par une absorption pathique existentielle, une agglomération pré-moïque, pré-identifica- toire. Le schizophrène est comme installé au plein centre de cette béance chaotique, alors que le délire paranoïaque mani- feste une volonté sans limite d’en prendre possession. Quand aux délires passionnels (Sérieux, Capgras, de Clérambault), ils recèlent une intentionnalité moins fermée et plus proces- suelle d’accaparement de la chaosmose. Les perversions impliquent déjà la recomposition signifiante de pôles d’alté- rité auxquels il est imparti d’incarner de l’extérieur une chaos- mose maîtrisée, téléguidée par des scénarios fantasmatiques. Les névroses, elles, présentent toutes les variantes d’évite- ment précédemment évoquées, à commencer par la plus simple, la plus réifiante, celle de la phobie, en continuant par l’hystérie (qui en forge des substituts dans l’espace social et le corps), pour finir par la névrose obsessionnelle, qui sécrète à son égard une « perpétuelle différance » (Derrida) tempo- relle, une infinie procrastination. Ce thème chaosmique et ces quelques variations nosogra- phiques appelleraient bien d’autres développements ; ils n’ont été avancés ici que pour amorcer l’idée que l’appréhension ontologique propre à la psychose n’est nullement synonyme d’une simple dégradation chaotique, d’une triviale montée d’entropie. Il s’agirait de réconcilier le chaos et la complexité. C’est le mérite de Freud d’en avoir indiqué le chemin dans Traumdeutung. FÉLIX GUATTARI CHIMERES 4 Pourquoi qualifier de chaotique l’homogenèse des référents ontologiques et, à travers elle, celle, latente, des autres moda- lités de subjectivation ? C’est que, en tout état de cause, la mise au monde d’une complexion de sens implique toujours une prise de possession massive et immédiate de l’ensemble de la diversité conceptuelle. Un monde ne se constitue qu’à la condition d’être habité par un point d’ombilic de décons- truction, de détotalisation, et de déterritorialisation, à partir duquel s’incarne une prise de position subjective. Sous l’effet d’un tel foyer de chaosmose, l’ensemble des termes différen- tiels, des oppositions distinctives, des pôles de discursivité sont l’objet d’une connectivité généralisée, d’une mutabilité indifférente et d’une déqualification systématique. Cette vacuole de décompression est en même temps noyau d’auto- poïèse sur lequel se réaffirment constamment, se nouent, insistent et prennent consistance les territoires existentiels et des univers de référence incorporels. Cette oscillation à vitesse infinie – entre un état de grasping chaotique et le déploiement de complexions ancrées au sein des coordonnées d’un monde – s’instaure en deçà de l’espace et du temps, en deçà des processus de spatialisation et de temporalisation. Les formations de sens et les états de chose se trouvent ainsi chao- tisés par le mouvement même qui fait exister leur complexité. Une certaine modalité de mise à mal chaotique de sa consti- tution, de son organicité, de sa fonctionnalité et de ses rap- ports d’altérité est toujours à la racine d’un monde. On n’opposera pas ici, comme dans la métapsychologie freu- dienne, deux pulsions antagonistes, de vie et de mort, ou de complexité et de chaos. L’intentionnalité objectale la plus ordinaire se découpe sur fond de chaosmose. Et le chaos n’est pas une pure indifférenciation, il possède une trame ontolo- gique spécifique. Il est habité d’entités virtuelles et de moda- lité d’altérité qui n’ont rien d’universel. Ce n’est donc pas l’Être en général qui fait irruption dans l’expérience chaos- mique de la psychose, ou dans le rapport pathique que l’on peut entretenir avec elle, mais un événement daté, signé, mar- quant un destin, infléchissant des significations antérieure- ment stratifiées. Après un tel processus de déqualification et d’homogenèse ontologique, plus rien ne sera comme avant. Mais l’événement est inséparable de la texture de l’être mis à La chaosmose schizo CHIMERES 5 jour. C’est ce qu’atteste l’aura psychotique associant un sen- timent de catastrophe de fin du monde (François Tosquelles) et le sentiment bouleversant d’une rédemption imminente de tous les possibles ou, en d’autres termes, d’allers-retours affo- lants entre une complexité proliférante de sens et une totale vacuité, une dérilection sans appel de la chaosmose existentielle. Il est essentiel de repérer dans l’appréhension pathique du délire, du rêve et de la passion, la pétrification ontologique, cette prise en gelée existentielle de l’hétérogenèse des étants. Elle se manifeste là selon des styles particuliers, mais elle est toujours latente dans les autres modalités de subjectivation. Elle est comme un arrêt sur image qui, à la fois, révèle sa posi- tion de base (ou de basse) dans la polyphonie des compo- santes chaosmiques et en intensifie la puissance relative. Elle ne constitue donc pas un degré uploads/Litterature/la-chaosmose-schizo.pdf

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