DELECTATIO INTERIOR PLAISIR ET PENSÉE SELON AUGUSTIN Vincent Giraud Presses Uni

DELECTATIO INTERIOR PLAISIR ET PENSÉE SELON AUGUSTIN Vincent Giraud Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2014/2 n° 109 | pages 201 à 217 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130629023 DOI 10.3917/leph.142.0201 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2014-2-page-201.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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C’est toi qui le pousses (tu excitas) à prendre plaisir à te louer (ut laudare te delectet) parce que tu nous as faits orientés vers toi (fecisti nos ad te) et que notre cœur est sans repos (inquietum) tant qu’il ne repose (requiescat) pas en toi (in te)1. » Cette mention du plaisir (delectare) à la première page des Confessions est plus riche d’enseignement qu’il pourrait n’y paraître à pre- mière vue. D’abord, point essentiel, il y a un plaisir non seulement licite mais inspiré par Dieu même (tu excitas). Ensuite, ce plaisir est indissociable de la condition humaine comme créature raisonnable finie, faite pour, en vue et en direction (ad) de Dieu. Enfin, le plaisir de la créature trouve son accomplis- sement final en (in) Dieu, dans un repos ayant remplacé l’inquiétude. Lignes décisives, car elles inscrivent toute la pensée augustinienne du plaisir dans une transitivité essentielle de la créature en vue de Dieu. Cela invite à voir dans le plaisir une voie, ou une composante déterminante de la condition de créature en tant que celle-ci est en chemin, in via. Le plaisir est intrinsèque à l’âme pour autant qu’il en exprime la destination inscrite dans le ad Deum. Posons d’emblée une hypothèse que le corps de cette étude devra se mettre en mesure de tester : si cette destination est le fait, en l’homme, de sa raison, alors, c’est de l’esprit, et de lui seul, que devra relever le plaisir capable de faire transiter l’homme en direction de son auteur. À travers cette nécessaire prise en considération de la pensée, il s’agira dans les pages qui suivent de déterminer quel rôle revient au plaisir dans la trajectoire vers Dieu et son aboutissement en Dieu. Sur le terrain strictement philosophique, cela n’est pas sans conséquence pour une pensée de l’ego. Si le moi ne se réalise qu’en s’approchant de son créateur et en se dépassant vers lui, et si cette approche emprunte la voie du plaisir, il faudra alors reconnaître dans le plaisir le prin- cipe actif de l’élaboration du moi (reformatio). 1. Conf., I, 1, 1. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51) 202 Vincent Giraud Une fois resituée dans l’élément qui est le sien – c’est-à-dire la tran- sitivité de l’homme fait ad Deum –, la pensée augustinienne du plaisir se laisse articuler selon un certain nombre de propositions très simples, dont l’enchaînement se présente comme contraignant. On peut les rap- peler sommairement dans l’ordre suivant : (1) Rien ne suffit à la créature humaine que Dieu seul, par qui et en vue de qui elle a été créée. (2) Il ne faut, en conséquence, jouir que de Dieu. (3) Or, Dieu est esprit – « n’est pas un corps, pour être cherché avec les yeux de la chair » – et ne peut être approché et « vu que par l’esprit (mente) »2. (4) Donc, l’authentique et véritable jouissance est nécessairement d’ordre spirituel et pensant. Ces quelques principes forment le sol ferme et constant à partir duquel Augustin conçoit le bien-être de l’homme, sa joie, son bonheur présent ou futur. Il faut alors noter ce fait capital que la question de la pensée se trouve par là, et d’emblée, intrinsèquement liée à celle du plaisir. Si ce dernier ne saurait en effet, sous sa forme la plus pure, être que spirituel, il n’en est pas moins vrai, réciproquement, que la pensée a par essence le plaisir pour fin : « Le but de nos soins est en effet le plaisir (finis enim curae delectatio est), car chacun s’efforce par ses soins et ses pensées (curis et cogi- tationibus) de parvenir à son plaisir (ut ad suam delectationem perveniat)3. » Une telle assertion n’a rien, dans son contexte, d’une condamnation, et à aucun moment Augustin ne préconise une dissociation du plaisir et de la pensée. Bien au contraire, il les lie de la façon la plus étroite et la plus nette qui soit en une formule qui les établit l’un en l’autre : « Là où est la pensée, là aussi est le plaisir (ubi cogitatio ibi et delectatio est)4. » Reprenons à partir de là les différents éléments qui conduisent à une reconnaissance du plaisir authentique et véritable comme étant d’essence strictement intellectuelle et spirituelle. L’inquietudo sur laquelle s’ouvraient les Confessions trouve au livre XIII son explicitation : Oui, jusque dans cette misérable inquiétude (inquietudine) des esprits (…) tu montres suffisamment combien tu as fait grande la créature raisonnable (rationalem creaturam), puisque rien absolument ne lui suffit pour son bienheureux repos, de tout ce qui est moindre que toi, et donc même pas elle-même à elle-même5. Si rien ne suffit à l’homme, c’est, comme le rappellent ces lignes, en tant qu’il est doué de pensée et de raison. Augustin ne conçoit la pensée comme lieu du plaisir que dans la mesure où elle est aussi, de par sa nature même, le creux laissé en moi par la divinité, la marque en moi de son infinité, à l’image de laquelle je suis6, et que rien dans le monde ne saurait égaler ni combler. 2. Trin., VIII, 4, 6. 3. Enarr. in Ps. 7, 9. 4. Enarr. in Ps. 7, 11. 5. Conf., XIII, 8, 9. 6. Voir, Trin., XIV, 8, 11 : « Ce qui fait qu’elle [i. e. l’âme rationnelle, mens] est image (imago), c’est qu’elle est capacité (capax) de Dieu, qu’elle peut participer (particeps) à Dieu. » Et aussi XIV, 12, 15, où se trouvent à nouveau identifiées capacitas et puissance de participatio. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51) 203 Delectatio interior. Plaisir et pensée selon Augustin C’est sa capacité même, au sens presque physique du terme, comme conte- nance et volume, qui fait de l’esprit humain le lieu d’une insatisfaction et d’une inquiétude essentielles. Le fait de pouvoir, dans une certaine mesure, accueillir Dieu, participer à lui, voilà tout le malheur de l’homme pécheur quand tout le distrait et le détourne de cette originaire vocation. Le paradoxe sur lequel repose l’inquietudo est ainsi celui d’une capacitas ordonnée aux dimensions du divin, mais rendue étroite par l’obscurcissement du cœur, les tentations et, en somme, par tout ce qui constitue la condition de l’homme après la chute. Quand Augustin demande, « et quel lieu y a-t-il en moi où puisse venir en moi mon Dieu ? (…) Y a-t-il quelque chose en moi qui te contienne ? (…) D’où peux-tu venir en moi7 ? », c’est en tant qu’il est lui- même « un homme qui partout porte sur lui sa mortalité, partout porte sur lui le témoignage de son péché8 ». C’est pourquoi, tout en reconnaissant en soi-même l’immensité insondable de son désir, que Dieu lui-même et lui seul, unique bien à sa mesure, pourrait combler9, Augustin peut d’un même souffle en déplorer l’étroitesse : « Bien étroite (angusta) est la maison de mon âme pour que tu viennes y loger : qu’elle se dilate grâce à toi10 ! » Dans cette capacité impuissante ou cet infini resserré – si tant est que de tels oxymores permettent d’évoquer, même imparfaitement, le paradoxe qui fait toute l’inquiétude native de l’âme, la primitive instabilité de l’homme pécheur – se trouve le site existentiel du plaisir. De ce site déterminé par la pensée, avec ses pouvoirs et ses attentes, mais aussi ses limitations et uploads/Litterature/delectatio-interior-vincent-giraud.pdf

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