Recherches en communication, n°46 – Article publié le 30/04/2019 D’une nostalgi

Recherches en communication, n°46 – Article publié le 30/04/2019 D’une nostalgie à l’autre : La trilogie romanesque Wayward Pines, entre rétro fordiste et restauration d’un passé préindustriel Christophe Duret1 Cet article porte sur la trilogie romanesque Wayward Pines, de Blake Crouch. Dans le cadre de cette fiction post-catastrophique, une ville conçue sur le modèle d’une banlieue idéale de l’après- guerre américain est reconstruite et tient lieu d’arche à une huma- nité au bord de l’extinction. L’objet rétro, qui y tient une grande place, est abordé ici en tant qu’embrayeur d’un milieu et d’un mode d’habiter fordiste, suburbain et écologiquement insoute- nable dont il est fait l’analyse. Le texte, dans son appréciation du milieu et de l’habiter en question, témoigne d’une attitude rétro qui balance entre nostalgie restauratrice et distance réflexive, alors qu’un habiter alternatif est proposé, porteur d’une volonté de reconduire dans le futur une ère préindustrielle, néo-agraire et écologiquement soutenable. L’article propose une lecture méso- critique des nostalgies rétro et préindustrielle mises en copré- sence dans l’univers fictionnel des romans. De nombreuses œuvres de fiction post-catastrophiques et dystopiques contemporaines proposent des univers où pointe une esthétique rétro : l’Amérique de la guerre froide dans les jeux vidéo 1 Christophe Duret est doctorant en études françaises et chargé de cours en communi­ cation à l’Université de Sherbrooke. 224 CHRISTOPHE DURET de la franchise Fallout et la série télévisée Philip K. Dick’s Elec- tric Dreams, la ville aquatique Art déco de BioShock ou l’archi- tecture stalinienne de Metro 2033. Si, au premier regard, les cita- tions et réexamens du passé moderne témoignent d’une certaine nostalgie – sentiment qui tranche nettement avec la dysphorie de ces œuvres – ils peuvent s’accompagner également d’une distance réflexive, comme le suggère une lecture de la trilogie romanesque Wayward Pines2 de Blake Crouch (2015a ; 2015b ; 2018), que nous examinerons dans le cadre de cet article. Dans le monde post-catastrophique de Wayward Pines, la pollution a corrompu le génome humain, donnant lieu en quelques générations à une nouvelle espèce, des créatures carnassières anthropomorphes nommées des aberrations. Prévoyant ce tour- nant de l’évolution dès la fin du xxe siècle, et dans le but de préser- ver l’espèce humaine, le scientifique David Pilcher enlève et cryo- génise des individus au génome inaltéré pour les ranimer 1800 ans plus tard à Wayward Pines, une petite ville construite dans une enclave sécurisée. Les survivants, laissés dans l’ignorance de l’époque dans laquelle ils vivent et du monde post-catastrophique qui les environne, y vivent contre leur gré, contraints à obéir à des règles strictes et soumis au regard d’un dispositif de surveillance. Fruit d’un plan utopique élaboré par son fondateur, guidé par une volonté de restaurer dans le futur sa vision idéalisée et nostalgique de l’Amérique d’après-guerre, mais concrétisée dans ce qui se pré- sente aux yeux du lecteur comme une dystopie, Wayward Pines se caractérise par une esthétique, des objets et un mode de vie rétro. Dans un tel cadre, la trilogie relate comment Ethan Burke, un agent des services secrets, lève le voile sur Wayward Pines, l’effondrement de la civilisation et la menace représentée par les aberrations. Il conduit ses habitants à se révolter contre Pilcher et son régime dystopique. 2 La trilogie a donné lieu à une adaptation sous la forme d’une série télévisée créée par Chad Hodge, produite par M. Night Shyamalan et diffusée en 2015 et 2016 sur le réseau Fox. Bien qu’une lecture comparée des deux œuvres soit pertinente en ce qui concerne la question du rétro, nous aborderons uniquement les romans en raison des limites de cet article en termes d’espace. LA TRILOGIE ROMANESQUE WAYWARD PINES 225 Dans cette œuvre, l’objet rétro n’évoque pas uniquement une époque, un style ou ses mœurs, mais également, et plus fondamen- talement, le milieu d’où ces derniers sont issus et la médiance qui les caractérise, c’est-à-dire l’ensemble des rapports écologiques, techniques et symboliques qu’une société, à une époque donnée, entretient avec son environnement (Berque, 2000b). En conformité avec l’attitude rétro et les objets qui la signalent, cette médiance met en tension la nostalgie et la distance réflexive. Après une définition du rétro (première section) et son arti- culation dans le cadre d’une perspective mésocritique (deuxième section), nous décrirons comment sa présence participe, dans Wayward Pines, à la construction d’une société post-catastro- phique teintée par la nostalgie d’un après-guerre suburbain fordiste (troisième section). Dans la quatrième section, nous proposerons une lecture mésocritique du rétro dans la trilogie romanesque. Les objets rétro y remplissent une fonction précise, celle d’embrayeurs d’une médiance suburbaine fordiste. Qui plus est, le texte, à travers une posture réflexive, mobilise des stratégies afin de déconsidérer cette médiance et la dépeint comme écologiquement insoutenable. Enfin, nous montrerons que les romans proposent une médiance alternative, teintée par la volonté de restaurer une médiance pré­ industrielle (cinquième section). 1. Le rétro Dans son sens courant, le rétro désigne l’imitation d’une époque récente ou le retour à une mode ou des mœurs de cette même époque, en particulier l’immédiat après-guerre, la culture matérialiste américaine de l’époque et ses technologies (Guffey 2006). Pénétré d’une insatisfaction envers le présent et d’un sen- timent de nostalgie pour le passé, le rétro n’adopterait pas de ce dernier, toutefois, ses présupposés progressistes et positivistes, car la nostalgie se verrait contrebalancée, selon Guffey (2006), par une distance ironique et une attitude subversive à son endroit. En nous appuyant sur Boym (2001), il serait plus juste d’affirmer que, comme toute manifestation culturelle de la nostalgie – entendue comme « aspiration pour un foyer qui n’existe plus ou n’a jamais 226 CHRISTOPHE DURET existé » (p. xiii) –, le rétro balance entre la restauration et la réflexivité, et ne se limite donc pas aux seules postures ironique et subversive. La nostalgie restauratrice, acritique, en effet, « tente une reconstruction transhistorique du foyer perdu » (Boym, 2001, p. xviii), en protège les traditions et valeurs qu’elle perçoit comme une vérité absolue, alors que la nostalgie réflexive3 reconnaît ce besoin de retour au foyer, mais le diffère, car son attitude est empreinte de doute et d’ironie. Le rétro prend donc deux formes. La première, empreinte de nostalgie restauratrice, vise à ressusciter un pan du passé dans le contemporain. Elle se rapporte à une époque qui n’a jamais existé, car elle est idéalisée et subit une déformation (Wilson, 2005 ; Chase & Shaw, 1989). Le rétro promeut alors une vision sélective et tron- quée du passé. Acritique, il n’évalue pas le potentiel rétrogressiste de la restauration. La seconde forme du rétro relève de la nostalgie réflexive. Elle interroge et problématise le sentiment nostalgique présidant à la restauration et sa vision sélective du passé. C’est que le style et les objets rétro mettent en coprésence deux époques : le rétro les inscrit en effet dans un cadre anormal, contemporain, d’où l’on contemple le passé en le tenant à une distance déconcer- tante (bemused distance) (Guffey, 2006). Dans Wayward Pines, le passé apparaît à une distance d’autant plus déconcertante qu’il est recontextualisé dans un cadre science-fictionnel. En effet, sont rabattus en un même plan l’après-guerre fordiste américain – convoqué dans le texte par des objets emblématiques de cette époque – et les conséquences environnementales futures de ses modes de consommation et de production, qui se voient dépeintes sous des traits dystopiques. C’est le rôle réflexif que joue le rétro dans la trilogie Wayward Pines que nous aborderons ici dans une perspective mésocritique. 3 Fantin (2018) met en garde contre cette traduction habituellement admise de l’ex- pression « reflective nostalgia », et lui préfère celle de « nostalgie contemplative ». Nous la conservons néanmoins telle quelle afin d’insister sur la distanciation qui se crée lorsque la nostalgie s’interroge elle-même. LA TRILOGIE ROMANESQUE WAYWARD PINES 227 2. La mésocritique La mésocritique (Duret, 2018) constitue une perspective d’ana- lyse de la spatialité des textes en général et des récits de fiction en particulier. Son objectif est de mettre au jour la configuration des relations écologiques, techniques et symboliques – les relations écouménales4 (Berque, 2000b) – constitutives des milieux humains et de la manière dont ils sont habités (leur médiance) telles qu’elles sont représentées au sein de récits de fiction. Plus précisément, la mésocritique s’intéresse à la manière dont les récits représentent, problématisent et transforment les milieux d’un monde diégétique et leur habiter. Il s’agit de proposer une cartographie des relations qui unissent entre eux les objets, événements et éléments archi- tecturaux et paysagers d’un monde doté de sa cohérence propre, habité et perçu comme métaphoriquement habitable. Il s’agit alors de mettre au jour les caractéristiques qui sous-tendent les milieux et la médiance de ce monde : son organisation sociale, le travail de l’environnement par la technique et sa représentation par le biais de médiations symboliques. Avant d’aller plus loin, deux concepts mentionnés ici doivent être définis : ceux de milieu et de médiance, qui proviennent tous deux de la mésologie (ou « science des milieux ») proposée par Berque (2000b), sur lequel nous nous appuyons ici. La médiance se définit comme « le sens ou l’idiosyncrasie uploads/Litterature/ wayward-pines-recherches-en-communication.pdf

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