LA SOPHISTIQUE GRECQUE ET LE RENVERSEMENT NIETZSCHÉEN DU PLATONISME « L'Un, la
LA SOPHISTIQUE GRECQUE ET LE RENVERSEMENT NIETZSCHÉEN DU PLATONISME « L'Un, la fuite devant le deve- nir. Ou l'unité, ou un jeu d'art.» Nietzsche. Dans le problème général d'un rapport de la pensée de Nietzsche à la Grèce, la question du renversement du platonisme est une question ins- tante, qui occupe une place centrale dans l'ouvrage de Heidegger sur Nietzsche1 et dans la discussion de cet ouvrage par Michel Haar2. Le pro- jet de reprendre cette question sera facilité si l'on répartit la difficulté en quatre interrogations, dont les deux premières seront des préalables : 1 /Qu'est-ce que Nietzsche renverse au juste chez Platon? Quel est l'ob- jet du renversement? Il est probable qu'une réponse provisoire à cette question évoluera en fonction des trois autres. 2 / Comment Nietzsche renverse-t-il? Quelle est la structure du renverse- ment? 3 / Nietzsche réussit-il ce renversement, et si renverser le platonisme consiste à sortir de la métaphysique, réussit-il à s'en « extriquer »? Quelle est l'issue du renversement? Cette difficile question trouvera un début de réponse si nous réussissons à établir un bilan assez com- plet des conséquences du renversement. D'où: 4 /Qu'est-ce qui apparaît comme conséquence du renversement? Quel est l'effet du renversement? Il se produira alors un phénomène qui risque de changer du tout au tout les données du problème. 1. Nietzsche, Gunther Neske Verlag 1961, trad. Klossowski, Gallimard, 1971, 2 t. 2. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, 1993, « Le renversement du platonisme et la nouvelle signification cfe l'apparence ». Les Emdes philosophiques, n° 3/1995 402 Objet, structure et issue du renversement nietzschéen du platonisme Arnaud Villani Eugen Fink pose de façon claire, mais discutable, la question de l'ob- jet du renversement nietzschéen:« La critique de Nietzsche n'atteint pas vraiment le Platon de l'histoire, mais une certaine tendance qui agit à tra- vers l'histoire occidentale ... la tradition du platonisme vulgarisé ... »1 C'est-à-dire ce que Nietzsche lui-même appelait le « platonisme pour le peuple »2• Mais, conclut Fink, « en définitive, il faut comprendre son antiplatonisme plus profondément qu'il ne l'a compris lui-même »3• Or s'il est incontestable que la philosophie (au sens large) nous donne aujourd'hui les armes d'une précision de paléontologue pour reconstituer à partir de minces fragments un corps plausible de doctrines à peu près perdues, et s'il est vrai d'autre part qu'à plusieurs reprises on voit Nietzsche embarrassé par le caractère lacunaire ou erroné de la connaissance des Grecs permise par la philologie de son époque (c'est très net, on le verra, pour Parménide), il faut cependant rendre justice à Nietzsche de son étonnant flair, qui lui permet, sur les Grecs, des hypo- thèses anticipant largement ce que les Gernet, Détienne, Vernant, Romeyer-Dherbey ont depuis pleinement confirmé. L'arme philologique tire de sa haute destination d'outil scrupuleux pour le diagnostic des pré- jugés moraux4 une acuité qui, sur l'ensemble, lui permet de toucher juste. Acuité que renforce la pratique même du renversement comme expéri- mentation axiologique d'un « monde à l'envers ». Il faut suivre alors Nietzsche « farfouillant un peu dans le paquet que les métaphysiciens dissimulent derrière leur dos avec tant de pudeur »5• Or le pivotement de toute Umdrehung est, on le sait bien, menacé par le simple basculement dans le contraire, qui préserve l'essentiel : la hié- rarchie. Mais ne laissons pas trop vite s'imposer l'évidence du « bien connu ». Comme en avertit Derrida, « déconstruire l'opposition, c'est d'abord, à moment donné, renverser la hiérarchie. Négliger cette phase du renversement, c'est oublier la structure conflictuelle et subordonnante de l'opposition, c'est passer trop vite à une neutralisation »6• Quand il s'agit d'un renversement du platonisme, le danger méthodologique est 1. E. Fink, La philosophie de Nietzsche, trad. Hildenbrand-Llndenberg, Minuit, 1965, p. 186. 2. Par-delà bien et mal, préface. 3. Op. cit., p. 184. 4. « L'art de la philologie ... savoir lire les faits sans les adultérer par l'interpréta- tion » (f4.ntéchrist, § 52) ; « Quelles indications nous sont fournies par la linguistique, et tout particulièrement par les recherches étymologiques pour l'histoire de l'évolution des concepts moraux? », question proposée par Nietzsche pour des concours académiques, fin de la première dissertation de la Généalogie de la morale. 5. Le V'!}ageur et son ombre, § 12. 6. Positions, Minuit, 1972, p. 56-57. La sophistique grecque 403 encore plus net. Car l'objet que renverse Nietzsche est précisément déjà un objet « renversant ». Distinguant la pensée platonicienne du plato- nisme, construit à la fois par le commentarisme et l'héritage scolaire, Henri Joly la qualifie de « révolutionnaire » : c'est une série d'événe- ments sans précédent, l'inédit des exigences de « la discursivité linguis- tique, de l'objectivité scientifique et de la positivité juridique »1. Autre- ment dit, la révolution du concept en sa portée d'universel. Platon a déjà lui-même pratiqué le renversement. Pour le qualifier rapidement, trois textes sont particulièrement probants : Phédon, 97 b; Philèbe, 26 d; République, 374 b et 436 b. Le premier détourne les yeux du sensible et les engage sur la piste de l'intelligible ; le second applique au « Trop » la mesure en la prétendant non pas torture mais bienfait; le der- nier affirme la valeur fondatrice du Schème ou Type de l'Un, et refuse à la même chose « d'exercer ou de subir des actions contraires simultané- ment, du moins sous le même rapport et eu égard à la même chose ». Approfondir ces textes serait manifester clairement l'objet que Nietzsche renverse comme« platonisme». Nous verrons que, sans les citer exacte- ment, Nietzsche a une exacte idée du pouvoir renversant de ces textes fondateurs. La figure du renversement est cependant plus particulière- ment visible dans l'idée de « seconde navigation à la recherche de la cause », et dans « l'accident qui peut survenir aux spectateurs d'une éclipse » du Phédon : «Je craignis d'être complètement aveuglé de l'œil de l'âme en regardant dans la direction des choses ... j'eus l'idée de cher- cher refuge du côté des notions. » Significativement, Socrate ajoute : « Quand on me donne pour raison de la beauté ... la vivacité fleurie de la couleur, la forme ... ou d'autres causes, je leur signifie leur congé. »2 Fleuri, diapré, ce sont les termes qui constitueront désormais la toile de fond de ce problème dont l'enjeu dépasse l'histoire de la philosophie, ou plutôt en fait apparaître la philosophie3• Renversement renversé donc. L'antiplatonisme devient dénonciation de l'idéalisme et furetage dans l'opération de Circé de l' « officine de l'idéal » : « Guerre à toutes les hypothèses qui ont servi à imaginer un monde vrai. »4 Le philosophe platonicien est un embaumeur (il faut lui répliquer en congelant l'idéal), un égypticiste, un monotonothéiste, un fossoyeur, un albinos du concept, une araignée qui redéfile le monde, le cliquetis d'un squelette5• 1. Henri Joly, Le renversement platonicien. Logos, Epistémé, Polis, Vrin, 1985, avant- propos et début de la première partie. 2. Phédon, 99de, 100cd. Fleuri:« eùotv6~ç ». 3. Diapré : c'est la traduction du terme qu'emploie Nietzsche dans sa « prière de Parménide », pour parodier la concentration choquante de ce penseur sur l' Abstraction, au mépris des choses vivantes. 4. Volonté de puissance, trad. Bianquis, Gallimard, 1947, t. 1, livre 1, p. 212. 5. Successivement : Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie », § 1 ; Antéchrist, § 17 (araignée, albinos, fossoyeur); Antéchrist, § 19 (monotonothéiste); Gai Savoir, § 372 (squelette); Ecce Homo (congeler). 404 Arnaud Villani Si nous voulons pourtant faire converger toutes ces formules venge- resses vers l'unité d'un point de vue, il nous faut réexaminer de plus près la structure du renversement. C'est d'ailleurs Nietzsche lui-même qui le demande : « En notre qualité de chercheurs de la connaissance, ne soyons pas ingrats envers de tels renversements de perspective : voir autrement, vouloir voir autrement n'est pas une médiocre discipline, une défectueuse préparation de l'intellect à sa future objectivité ... plus nous aurons d'yeux, plus complète sera notre notion. »1 Cette première vertu scientifique du renversement contient sa critique du platonisme et des apparentés : c'est une question de perspective unilatérale. Platon et tous ceux qui l'ont imité ont initié en philosophie une « perspective de gre- nouille », qui consiste, dans le vocabulaire des peintres, à voir de bas en haut2. Changer le point de vue, voir de plus haut que le haut suffit à réfu- ter à la fois le regard hagiographique, et son contraire, le regard mépri- sant, dans une même dimension« à niveau »3• C'est encore en philologue, versé dans les tropes, que Nietzsche sait déceler la constante présence de l' l.!Jsteron proteron. Ce qui était premier, on l'a fait dernier, ce qui était cause, on l'a fait effet, d'où un« sens des- sus-dessous » généralisé de la philosophie4• « L'autre idiosyncrasie des philosophes n'est pas moins dangereuse : elle consiste à confrondre les choses dernières avec les choses premières ... La chose dernière, la plus mince et vide, est mise en première place comme cause de soi, ens realis- uploads/Litterature/ villani-sophistique-grecque-et-renversement-nietzscheen-du-platonisme.pdf
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- Publié le Jul 21, 2022
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