Cahiers de l'Association internationale des études francaises La traduction Jul

Cahiers de l'Association internationale des études francaises La traduction Jules Marouzeau Citer ce document / Cite this document : Marouzeau Jules. La traduction. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1956, n°8. pp. 147-150; doi : 10.3406/caief.1956.2090 http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1956_num_8_1_2090 Document généré le 31/05/2016 LA TRADUCTION Communication de Julee MAROUZEAU, de l'Institut, au VIIe congrès de l'Association, le 28 juillet 1955 Le problème de la traduction s'impose à notre attention, aujourd'hui plus que jamais : l'interpénétration des cultures, la multiplication des voyages et des échanges mondiaux, Pinstitution d'organismes internationaux, ia pratique de congrès et de périodiques multilingues, l'intérêt porté aux littératures étrangères, le besoin de .ne- tures que comportent les nouvelles méthodes d'enseignement, la création d'instruments nouveaux de diffusion comme la radio et le cinéma, et d'autre part aussi, par un paradoxe apparent, une sorte d'exaspération du nationalisme linguistique qui maintient en honneur les idiomes les moins favorisés, tout cela crée une situation où le problème des correspondances d'une langue à l'autre est sans cesse posé, ce qui ne veut pas dire qu'il avance notablement vers sa solution. C'est que ce problème comporte des données et des exigences multiples. On peut d'abord, pour la commodité, exclure deux cas où il se pose à peine: celui où les deux langues qu'on confronte ont approximativement même structure, ce qui supprime presque la difficulté, et celui au contraire où elles n'ont entre elles presque aucun rapport, ce qui supprime la plupart des possibilités. Ainsi, la traduction de l'italien en français est relativement aisée, et s'accommode souvent d'un quasi calque ; celle du basque, de l'eskimo ou du coréen dans une langue indo-européenne comporte une explication et un commentaire plutôt qu'une recherche de correspondance. Le véritable problème se pose lorsque deux langues présentent des structures notablement différentes, quoique non irréductibles : c'est le cas-type de la plupart des langues issues d'une souche commune ; ainsi le français et l'allemand, l'anglais et le russe, le latin et l'une des langues modernes dites romanes. 148 LA TRADUCTION On peut estimer que tous les systèmes ont été prônés ou expérimentés depuis que se pratique la traduction, particulièrement dans notre Occident : dès les débuts de la littérature romaine, Ennius ne rend pas Euripide comme Livius Andronicus Homère ; Térence ne traduit par Ménandre comme le fait Plaute ; Cicéron n'a pas vis- à-vis de Platon la même attitude que S. Jérôme vis-à-vis dea textes sacrés ; les premières traductions françaises du latin au Xe siècle seront des calques serviles ; dans les siècles qui suivent, les clercs pratiqueront la traduction scolaire comme fondement à l'explication grammaticale; les humanistes de la Renaissance chercheront dans les textes anciens de quoi enrichir et illustrer leur langue ; ce n'est guère qu'avec le traité d'Etienne Dolet sur « La manière de traduire » que le problème sera méthodiquement envisagé. Il ne sera pas pour autant résolu, ni au XVIIe siècle par le « Manuel de la traduction » de De l'Estang, ni au XVIIIe par la pratique de Mme Dacier ou par les théories de d'Alembert, ni au XXe par les exigences des romantiques et la science des philologues allemands; enfin jusqu'à nos Jours on voit les Collections de textes classiques maintenir la survie d'une sorte de langue traditionnelle de la version qui est une offense aux deux langues confrontées. Qui veut faire aujourd'hui la théorie de la traduction en est toujours à reprendre l'examen de questions non résolues. La première, et la plus évidemment insoluble, est celle que posent les défauts de correspondances : nous ne pouvons pas rendre en français par des équivalents des mots allemands typiques tels que gônnen, spuken, Stimmung, Hemmung, même des termes très usuels comme uberhaupt ou sehr bald, pas plus que l'allemand ne peut rendre directement notre tour familier c'est lui qui... En face de ces impossibilités, il ne nous reste qu'à employer des équivalents approximatifs ou des périphrases. Lorsque la correspondance est réalisable, c'est très souvent à condition de rendre le mot par un complexe : le latin humilis se traduira par terre à terre, iubetur par il reçoit l'ordre, l'allemand heil par sain et sauf, reiten, fahren, par aller à cheval, en voiture... Il n'y a pas là d'inconvénient majeur ni de réelle difficulté. Ce qu'il faut réprouver, c'est le délayage qu'on décore quelquefois du nom d'analyse, ou la simplification qu'on appelle synthèse, consistant par exemple à rendre ardens par plein d'ardeur, stupens par profondément étonné, trepidans par violemment agité, liberaliter par non sans générosité, et inversement animo non illiberali par d'un cœur généreux... JULES MAROUZEAU 149 Les correspondances de mots posent parfois des questions délicates : je prendrai comme exemple une particularité du latin, langue éminemment concrète du fait qu'elle a longtemps servi à une population de ruraux ; là où nous pensons une notion ou une qualité, le latin énonce un nom de chose ou de personne ; ce ne sera donc pas une infidélité que de traduire : iudicum potestas, ci uium discordia, morbus animi, dolor corporis, par : le pouvoir judiciaire, la discorde civile, une maladie mentale, une douleur corporelle... Le principe est ici de répondre à un idiotisme par un idiotisme. Principe qui vaut également pour les correspondances syntaxiques : uenit ut uideret = il est venu voir, imprudens fed * je Vai fait sans le vouloir, cum prof ids- ceretur » en partant. Nous devons aller jusqu'au renversement total de construction si le système de notre langue l'exige : multum metuens hue adueni = j'avais bien peur en arrivant ici, maiores incipiunt quant desinunt = ils sont plus grands au début qu'a la fin. C'est le style, me semble-t-il, qui a les exigences les plus impérieuses, étant ce qu'il y a dans la langue de plus représentatif et de plus personnel. L'allure générale du style se marque de façon très apparente par la prédominance soit de la construction paratactique, qui comporte des énoncés juxtaposés et simples, soit de la construction hypotactique, qui comporte des énoncés complexes. Une recette souvent donnée dans les écoles est que le français, langue analytique, aime les phrases courtes et parallèles. Mettre en pratique ce conseil reviendrait à priver notre langue d'un moyen d'expression qui lui est aussi essentiel qu'à toute autre. Dans une phrase complexe, les rapports sont à respecter aussi bien que les notions. Un autre aspect de la construction est celui qu'on envisage d'ordinaire sous le titre de Г « ordre des mots ». Le problème ici posé intéresse la transposition d'une langue à construction libre, comme est le latin, en une langue a construction relativement fixe, comme est le français. Le conseil sauvent donné est de respecter l'ordre^ ce qui va à rencontre de toute logique et de toute vérité. L'ordre est un élément d'expressivité ; donc il ne se calque pas, il se traduit. Il faut rendre un ordre inexpressif par un ordre inexpressif et un ordre significatif par un ordre également significatif, mais qui peut être différent. Ce qui traduit le latin ludendo discit, c'est le français: il s'instruit en jouant, et non : en jouant il s'instruit ; le parallélisme formel conduirait ici à fausser le rapport des idées. 150 LA TRADUCTION II reste une question d'importance, qui n'est pas, comme on pourrait croire, purement formelle : doit-on traduire les vers étrangers en vers français ? Il est presque inutile de discuter le principe ; la pratique atteste constamment qu'une traduction en (prose est quelquefois poétique, maïs qu'une traduction en vers ne l'est jamais ; quand un vrai poète s'attaque à un poète, il le traduit en prose, comme a fait Leconte de Lisle pour Horace. Les contraintes tyranniques du vers français : compte des syllabes, répartition des accents, retour de la rime, ajoutent aux difficultés que comporte la traduction tant de difficultés nouvelles que la tâche de rendre en vers la valeur poétique de l'original est insurmontable ; ce sont les libertés d'allure de la prose, ses possibilités de rythme, d'harmonie, le choix des mots et des tours non imposés par une nécessité mécanique, qui permettent à la rigueur de concourir avec le poète. Faut-il, pour conclure, tâcher de définir le critère d'une bonne traduction ? Qu'elle doive rendre le sens, tout le sens, rien que le sens de l'original, c'est trop évident ; il y a là une obligation minima. Mais elle doit en rendre aussi l'aspect. т D'une part l'aspect structurel, dans toute la mesure du possible, c'est-à-dire qu'elle doit permettre à un lecteur de se faire un idée^au moins approximative, de la langue traduite, de ses particularités de vocabulaire, de construction, de sa manière d'adapter l'expression à la pensée. D'autre part l'aspect stylistique, c'est-à-dire la qualité, et le niveau : forme commune, originale, négligée, raffinée, familière, oratoire, technique, poétique, en évitant cette phraséologie passe-partout faussement élégante et banalement littéraire, qui est comme l'apanage traditionnel des traductions. Pour nous résumer, la traduction doit mettre le lecteur français, face au texte traduit, dans l'état où se trouvait un lecteur étranger en face du texte à traduire. Si c'est là, après tout ce qui a uploads/Litterature/ traduction-textes-sacre-s-coran-2.pdf

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