Thinking outside the box. Tout le monde peut se tromper, même les spécialistes

Thinking outside the box. Tout le monde peut se tromper, même les spécialistes de la littérature française du XIX siècle (si). Certaines erreurs sont toutefois inacceptables et appellent d'urgence un correctif. L'interprétation courante de "La Vénus d'Ille" (1837) de Prosper Mérimée, par exemple. Aussi bien, dans l'esprit d'utilité publique bien connu d'Intercripol, et guidé par la sympathique expression américaine ci- dessus, je voudrais proposer un réexamen rapide de ce texte afin de remettre les choses en place, pour le bénéfice des générations à venir. Enfin, celles qui restent avant que le Parti Républicain (U.S.A.) n'atteigne son objectif évident et pour ainsi dire final. On connaît l'intrigue de "La Vénus d'Ille". J'en rappelle quand même les grandes lignes à l'intention de ceux qui n'auraient pas à l'esprit les précieux conseils de notre Président dans son célèbre essai sur l'alzheimer littéraire (2007). Dans une bourgade du Roussillon une statue romaine est déterrée par hasard au cours d'un effort collectif de déraciner un olivier gelé. Dès le moment de son apparition, la statue, censée représenter Vénus, ne cesse de susciter l'hostilité des villageois, impressionnés par une série de coïncidences malheureuses affectant divers jeunes hommes de la région. Ainsi, à peine est-elle exhumée que la statue bascule et tombe sur l'un des ouvriers, lui cassant une jambe. Un peu plus tard, deux jeunes voyous s'amusent à lapider la Vénus et l'un des projectiles rebondit, blessant l'un d'eux ("Elle me l'a rejetée !" s'écrie le chenapan p. 38). Suit un incident idiot où un jeune homme du nom d'Alphonse, participant à un jeu de paume juste avant son mariage et gêné dans ses mouvements par une grosse bague qu'il destine à sa promise, l'ôte de son petit doigt et la glisse distraitement sur l'annulaire de la e statue puis, plus tard, après un dîner trop arrosé, ne réussit pas à l'en retirer, l'ivrogne prétendant du coup que c'est elle qui avait "serré le doigt" (p. 52). Mais le texte se termine bientôt sur un événement tragique : le lendemain de son mariage, Alphonse est trouvé raide mort dans le lit de noces, des traces sur son corps laissant penser que le malheureux a été étouffé, étreint par un être singulièrement puissant. Ce dernier n'est pas identifié et le récit, narré par un archéologue parisien de passage, se termine sur un mystère apparent. Cependant, de même que la nature a horreur du vide, les villageois, et à leur suite les spécialistes de la littérature française du XIX siècle, ne s'accommodent pas de ce mystère, ce qui peut se comprendre. Sauf que pour l'évacuer, villageois comme critiques littéraires n'hésitent pas à attribuer la responsabilité du meurtre à... la statue ! L'idole est "méchante"(p. 33), s'écrient ceux-là, irrités par sa chute sur l'ouvrier et trouvant déplaisante l'expression de son visage. Et en plus, elle est jalouse, ajoutent sans rire beaucoup de nos collègues, présents ou passés, qui trouvent apparemment normal qu'une statue puisse considérer une bague comme une promesse de mariage – et donc raisonnable l'idée que, vexée que la "promesse" n'ait pas été tenue, cette même statue, après avoir attendu la nuit (on n'est jamais trop prudent), pénètre dans la maison du Don Juan alcoolique, gravisse l'escalier, identifie la chambre nuptiale, y entre sans frapper et s'installe tout de go dans le lit aux côtés de la mariée, puis, le marié arrivé, se venge en embrassant celui-ci à mort. Sans compter qu'elle s'en retourne ensuite – on se demande d'ailleurs pourquoi – reprendre tranquillement sa pose sur le piédestal dans le jardin. Tout cela de la part de critiques souvent internationalement connus, et même adultes, dont je tairai les noms par respect pour notre site chéri. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la plupart de ces experts, sans doute gênés d'adhérer aussi ouvertement aux croyances et superstitions de paysans incultes, tentent de se soustraire au ridicule en déplaçant le débat vers la question strictement littéraire du genre : "La Vénus d'Ille" ferait partie de la littérature fantastique, ce qui excuse tout, apparemment. Le problème est que l'hypothèse fantastique n'apparaît nulle part dans le récit – à l'exception des propos superstitieux des villageois, bien entendu. La narration, elle, ne dit aucunement que la statue fut l'assassin. Elle ne le suggère même pas, quoi que puissent imaginer nos spécialistes, peut-être sous l'influence de Stephen King pour les plus jeunes, les anciens préférant sans doute se souvenir avec émotion et gratitude de Vincent Price (je recommande L'homme au masque de cire, 1953, en 3D si possible). e Certes, l'archéologue-narrateur est frappé par le "caractère étrange" du visage de la Vénus (p. 40), puis, face à l'incompréhensible mort d'Alphonse, il reconnaît avoir ressenti, mettez-vous à sa place, "un peu de la terreur superstitieuse que la déposition de Mme Alphonse avait répandue" (p. 57). La pauvre femme hystérique avait en effet affirmé dans son délire que c'est la statue qui, dans son lit, avait tué Alphonse, lançant ainsi la rumeur à laquelle souscriraient par la suite tant de lecteurs qu'on aurait crus plus avertis. Mais justement, l'archéologue, lui, rejette cette rumeur. Jamais son récit n'adhère à la légende mi-populaire mi-littéraire ; il ne s'y trouve même pas cette hésitation que certains théoriciens du fantastique présentent comme définissant le genre tout entier, définition d'ailleurs paradoxale dans ce cas précis, puisqu'elle s'y fonderait sur l'hésitation, non pas du texte mais... des experts ! En tout cas, c'est sans hésitation aucune que le narrateur de "La Vénus d'Ille" rejette toute idée saugrenue et repart pour Paris, simplement frustré de n'avoir pas pu raconter ce qui s'était passé durant la nuit fatidique. Se pose alors la question : si ce n'est ni la statue, ni aucun autre personnage de l'histoire (un Aragonais irrité d'avoir perdu contre Alphonse au jeu de paume est rapidement innocenté, bien que basané), qui donc a pu aussi sauvagement assassiner le jeune marié ? C'est ici que me semble s'imposer la démarche indiquée dans le titre de ce petit topo : sortons de la boîte. Celle des habitants d'Ille est évidente : il s'agit du village lui-même dont, justement, ils ne sortent quasiment jamais, société encore agricole oblige. Pour ces villageois, la vie ne se conçoit pas ailleurs que chez eux, parmi les leurs. La vie, mais aussi, par conséquent, la mort. Aussi bien, celle d'Alphonse n'étant pas attribuable à l'un d'eux (l'Aragonais leur est familier, lui aussi), il était sans doute prévisible qu'ils échafaudent une explication abracadabrante, au lieu de rechercher plus raisonnablement une causalité extérieure à leur village. Au lieu de sortir de leur boîte. Mais la boîte existe également sur le plan littéraire : il s'agit tout bonnement du texte lui-même, de "La Vénus d'Ille" lue par les critiques spécialisés comme une oeuvre close, autonome, au sens immanent. D'où l'impossibilité dans laquelle ils sont, eux aussi, d'imaginer un meurtrier qui ne fasse pas partie des personnages explicitement mentionnés par l'archéologue-narrateur. Aussi bien, même cause, même effet, nous revoilà délirants... Experts shmexperts. Et pourtant, nous sommes en 1837, que diable ! Scotland Yard existe déjà depuis huit ans, et en 1833, Eugène François Vidocq a créé ce que les historiens considèrent comme la première agence de détectives privés, "Le Bureau des renseignements". Certes, on ne peut pas vraiment reprocher leur ignorance aux Illois de l'époque, dépourvus comme ils le sont de téléphone, d'Internet et même de séries télévisées. Mais nos collègues, eux, ne sont-ils vraiment pas au courant de ce que feraient n'importe quels enquêteurs face à un crime à la fois mystérieux dans ses motivations et, surtout, inhabituel dans ses modalités ? Ne savent-ils pas qu'au lieu de se lancer dans toutes sortes de théories esthétiques renvoyant à Aristote, Virgile, Gombrich, Austin, que sais-je, la première chose à faire devrait être tout bêtement de vérifier dans les archives si n'y est pas mentionné un incident plus ou moins similaire à celui d'Ille, et qui en serait plus ou moins contemporain, ne serait-ce que pour examiner l'hypothèse d'un assassin non-illois ? Or, s'agissant de littérature, que sont ces archives sinon d'autres textes ? Bref, n'y aurait-il pas, dans une proximité spatiale et temporelle avec le désolant incident d'Ille, au moins un autre compte-rendu d'un meurtre commis à la fois sauvagement et arbitrairement, un meurtre dont la possibilité même intrigue, non seulement du fait de l'absence sur les lieux de l'agent du crime mais également de par la contradiction apparente qu'il y a à imaginer que cet agent ait pu pénétrer dans ces lieux puis en sortir sans être vu ? J'insiste sur ce dernier point car comme cela a été remarqué, j'imagine, par d'autres lecteurs, "La Vénus d'Ille" tout entière présente comme une suite de variations sur le thème du mouvement. Il y a la mobilité qu'attribuent les esprits simples à la statue, bien sûr, celle-ci n'ayant selon eux rien d'autre à faire, apparemment, que de casser une jambe, jeter une pierre, replier un doigt, monter un escalier, pour finir par se balancer sous la forme d'une cloche (traumatisée par les événements, et on la comprend, la mère d'Alphonse uploads/Litterature/ thinking-outside-the-box-sur-la-venus-d-x27-ille-de-merimee-thinking-outside-the-box-sur-la-venus-d-x27-ille-de-merimee.pdf

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