STÉPHANE TOUSSAINT «SENSUS NATURAE». JEAN PIC, LE VÉHICULE DE L’ÂME ET L’ÉQUIVO
STÉPHANE TOUSSAINT «SENSUS NATURAE». JEAN PIC, LE VÉHICULE DE L’ÂME ET L’ÉQUIVOQUE DE LA MAGIE NATURELLE* Magie «per equivocationem» Les Conclusiones de 1486 attestent que le philosophe Jean Pic de la Mi- randole fut un mage. Sa fameuse Apologia, imprimée dans le «scandalum» 1 théologique grandissant des Conclusiones, déclare pourtant «je ne suis pas magicien».2 N’y voyons aucune contradiction flagrante, plutôt une ambi- — 107 — * Cet article a bénéficié des conversations, des relectures et des corrections de Riccardo Chiaradonna, Paolo Lucentini, Vittoria Perrone Compagni, Alain-Philippe Segonds et Stépha- ne Toulouse; qu’ils en soient vivement remerciés. Michel Y. Perrin et Thomas Gilbhard nous ont assisté de leur collaboration amicale. 1 Dans les pièces du procès contre Pic, publiées par L. DOREZ-L. THUASNE, Pic de la Mirando- le en France (1485-1488), Paris 1897, réimpression Genève 1976, pp. 114-162, le terme de «scan- dale» apparaît dès le début de l’affaire: «ita ut ille [certaines conclusiones], si in medium dispu- tande deducte fuissent, procul dubio minus docti imperitis viris scandalum generare potuissent» (pp. 114-115). Cette accusation a ébranlé le Mirandolain, qui cherchait à la repousser, comme en témoignent les passages de l’Appendice II. Le procès a été étudié par A. BIONDI, La doppia inchiesta sulle Conclusiones e le traversie romane del Pico nel 1487, in Giovanni Pico della Mi- randola, Convegno internazionale di studi nel cinquecentesimo anniversario della morte (1494- 1994), Mirandola, 4-8 ottobre 1994, a cura di G. C. GARFAGNINI, vol. I-II, Firenze 1997, I, pp. 197-212, qui reprend Dorez-Thuasne et Di Napoli (cf. infra). S. FARMER, Syncretism in the West. Pico’s 900 Theses (1486). The Evolution of Traditional Religious and Philosophical Systems, Tem- pe 1998, déçoit toutes les attentes malgré le dithyrambe de L. VALCKE, Trois éditions récentes des Conclusiones de Jean Pic de la Mirandole. Une analyse critique, in «Écrire et conter». Mélanges ... offerts à J. C. Moisan, éd. M. C. MALENFANT-S. VERVACKE, Laval 2003, pp. 217-234: 226. 2 L’Apologia a fait l’objet d’une «scheda» critique de F. BAUSI in Pico, Poliziano e l’Umane- simo, Biblioteca Laurenziana, 4 novembre-31 dicembre 1994, a cura di P. VITI, Firenze 1995, pp. 50-53. Imprimée dans la semi-clandestinité à Naples, le 31 mai 1487, date controversée de- puis sa parution, l’Apologia fut écrite par Pic en «style parisien» pour répondre, dans leur lan- gage, aux «magistri» qui l’accusaient d’hérésie. G. DI NAPOLI, Giovanni Pico della Mirandola e la problematica dottrinale del suo tempo, Roma-Paris-Tournai-New York 1965, pp. 81-194, don- ne une analyse détaillée de la «disputa romana», des treize thèses condamnées et de la polémique 07_ToussaintF3 19-03-2007 14:06 Pagina 107 STÉPHANE TOUSSAINT — 108 — guïté courante. L’équivocité du «mágow-magus», vieille comme l’Antiqui- té, est connue de tous. Assimilée parfois aux anciens Mages perses, 3 par- fois à la goétie des sorciers, 4 la magie oscilla toujours entre le licite et l’illi- cite.5 Pic, disciple de Platon jusque dans sa défense, se voulut mage, pas entourant la date de l’Apologia (ibid., p. 95); voir aussi F. ROULIER, Jean Pic de la Mirandole (1463- 1494). Humaniste, philosophe et théologien, Genève 1989, pp. 72 sq. et 462-473. Par commodi- té nous citons l’Apologia dans l’édition bolognaise des Commentationes Ioannis Pici Mirandula- ni [I. PICI MIRANDULANI Opera], Bononiae, Benedictus Hectoris Bononiensis [Faelli], 20 marzo 1496, ff. AA-kkiii sur l’incunable de la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence, B.3.28 [= 41r- 97r, foliation moderne au crayon]. Voici le passage: «Non magus, non Iudeus sum, non Ysmae- lita, non hereticus, sed Iesum colo et Iesu crucem in corpore meo porto, per quem mihi mun- dus crucifixus est et ego mundo» (Apologia, 41v-42r), où l’accusation de magie est rejetée au même titre que les trois autres catégories extra ecclesiam Christi. Sur cet aspect de l’Apologia: A. RASPANTI, Filosofia, Teologia, Religione, Palermo 1991, pp. 201-211, mais Raspanti exagère la portée de la polémique sur l’Apologia menée par G. CRAVEN, Pico della Mirandola, Bologna 1984, pp. 139 sq., et A. W. EULER, Pia philosophia et docta religio. Theologia und Religion bei Marsilio Ficino und G. Pico della Mirandola, München 1998, pp. 125 sq. et pp. 140-148, toujours sur l’Apologia. Ajoutons: GIOVANNI PICO DELLA MIRANDOLA, Apologia propositionum suarum, texto da ediçao de 1532 apresentado por J. V. DE PINA MARTINS, Lisboa 1963; J. V. DE PINA MARTINS, Jean Pic de la Mirandole, un portrait inconnu de l’humaniste, une édtion très rare de ses Conclu- siones, Paris 1976. 3 PLATON, Premier Alcibiade, 122 a (passage rapporté aussi par Apulée dans sa propre Apolo- gie, utilisée par Pic); Charmide, 156 d-e; PORPHYRE, De abstinentia, IV, 16; APULÉE, Pro se de ma- gia liber (Apologia), XXV. Sur la terminologie antique du mage-magicien-sorcier limitons-nous à citer: T. HOPFNER, Griechisch-ägyptischer Offenbarungszauber, vol. I-II, Leipzig 1921-24; A. BER- NARD, Sorciers grecs, Paris 1991; F. GRAF, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris 1994. 4 Par exemple PLOTIN, Ennéades, IV, 4, 40 sq., nomme la magie naturelle goeteía. 5 Voir à ce sujet l’annotation de F. BAUSI, in G. PICO DELLA MIRANDOLA, Discorso sopra la di- gnità dell’uomo, Parma 2003 [désormais: Discorso], pp. 104-105. L’opposition instrumentale ou défensive entre magie naturelle et sorcellerie a fait l’objet d’innombrables études. Citons P. ZAM- BELLI, Scholastic and Humanist Views of Hermeticism and Witchcraft, in Hermeticism and the Re- naissance. Intellectual History and the Occult in Early Modern Europe, ed. I. MERKEL-A. G. DE- BUS, London 1988, pp. 125-153: 128-133 (où le topos des deux magies et de l’ambiguïté de la ma- gie naturelle était traité dans le fil des recherches de Daniel Pickering Walker, trop connues pour être rappelées aux spécialistes); EAD., L’ambigua natura della magia. Filosofi, streghe, riti nel Ri- nascimento, Venezia 1996, «Il problema della magia naturale nel Rinascimento» (article de 1973), pp. 121-152: 139 sq. (sur la magie naturelle pichienne comme «absoluta consummatio», que l’au- teur fait remonter avec F. Yates au Pseudo-Psellos); G. ERNST, I poteri delle streghe tra cause na- turali e interventi diabolici. Spunti di un dibattito, in Giovan Battista della Porta nell’Europa del suo tempo, Atti del convegno, 29 settembre-3ottobre 1986, a cura di M. TORRINI, Napoli 1990, pp. 167-197; G. GIGLIONI, Magia e filosofia naturale, in La filosofia del Rinascimento, a cura di G. ERNST, Roma 2003, pp. 159-177 (avec une nouvelle traduction italienne des Tesi fondamentali di magia naturale tirées des Conclusiones). L. VALCKE, Magie et miracle chez Jean Pic de la Mirando- le, in Ficino and Renaissance Neoplatonism, ed. K. EISENBLICHER-O. ZORZI PUGLIESE, Toronto 1986, pp. 155-169, veut voir dans cette dichotomie une démystification radicale de la magie (p. 156). Sur l’occulte et Pic, on tiendra compte de B. COPENHAVER, L’occulto in Pico, in Giovanni Pico del- la Mirandola, cit., I, pp. 213-236. Une synthèse récente sur le contexte théologique des doctrines magiques naturelles et démoniaques est donnée par E. PETERS, The Medieval Church and State on Superstition, Magic and Witchcraft: from Augustin to XVI th century, in Witchcraft and Magic in Europe. The Middle Ages, eds. K. JOLLY-C. RANDVERE-E. PETERS, London 2002, pp. 173-245. 07_ToussaintF3 19-03-2007 14:06 Pagina 108 JEAN PIC, LE VÉHICULE DE L’ÂME ET L’ÉQUIVOQUE DE LA MAGIE NATURELLE — 109 — nigromant; il se fit donc théoricien de l’équivocité magique. L’assez longue dissertation de l’Apologia 6 range tous ses arguments défensifs sous cette distinction, magie contre goétie, qui est grecque avant d’être arabe puis la- tine. Que Pic refuse d’apparaître un magicien nigromant «in apostolico se- natu», après avoir été convaincu d’hérésie; que l’inculpé adopte plus d’une fois les catégories scolastiques de «magistri» soupçonnant certaines de ses Conclusiones d’exalter la magie contre l’Eglise sous couvert de philosophie naturelle, faut-il être un grand historien pour le voir? Dans un cadre aussi répressif, les références latines sont parfois instrumentales, les références grecques souvent révélatrices. En dépit de ses témoignages de fidélité à Guillaume d’Auvergne dans l’Apologia, Pic cherchait, dans l’Oratio, à fon- der la magie sur des bases qui n’étaient ni strictement scolastiques ni ex- clusivement chrétiennes. D’un bout à l’autre de l’Apologia s’affrontent la crainte d’une inculpa- tion grave et l’orgueil des innovations intellectuelles. «Novus», «innova- teur» Pic tient à le rester envers et contre tout, lors même que ce terme garde la saveur des rébellions sacrilèges dans la bouche de ses inquisiteurs. La «novitas» de Pic, source de tout l’intérêt que nous lui portons aujour- d’hui, a bien été l’un des motifs de sa condamnation jusqu’en 1493. Dès le premier bref d’Innocent VIII, le 20 février 1487, l’«inaudita novitas ter- minorum» pichienne constitue une charge réitérée au sujet des «nova et insueta vocabula» par le second bref du 6 juin 1487, qui accorde aux in- quisiteurs toute «facultas capiendi et carcerendi» sur l’hérétique. La condamnation immédiate et sans appel des arts magiques dans les Determinationes magistrales de Pedro Garsia, en 1488-89, 7 suivie de la 6 Nous suivons l’Apologia, 44r-44v. On sait que cette défense des thèses condamnées, écri- te en une vingtaine de nuits, emprunte de larges extraits à l’Oratio, notamment sur la magie. Le contraste entre les deux oeuvres, que Bausi qualifie de «stridente», est plus que stylistique. Pic a en effet modifié ses tournures, mais il uploads/Litterature/ tala-sensus-naturae-toussaint.pdf
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- Publié le Dec 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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