Recherches & Travaux Éditions littéraires et linguistiques de l'université de G

Recherches & Travaux Éditions littéraires et linguistiques de l'université de Grenoble 75 | 2009 L’Autoportait fragmentaire À l'origine : Roland Barthes Roland Barthes par Roland Barthes ou Le démon de la totalité CLAUDE COSTE p. 35-54 Texte intégral Du fragment à la totalité Quand il paraît en 1975, Roland Barthes par Roland Barthes fonde cette lignée d’autoportraits qui connaîtra un tel développement dans la littérature française contemporaine1. Par l’étoilement d’une centaine de fragments classés selon l’ordre alphabétique, Barthes évoque principalement son œuvre et sa vie intellectuelle, non sans ménager une place importante à son enfance et à quelques traits plus intimes. Fini le temps des Mémoires d’outre-tombe ou même de l’autobiographie plus ironique, mais très composée, que représentent Si le grain ne meurt de Gide ou Les Mots de Sartre. C’est désormais le fragment qui devient l’outil le plus efficace pour chercher à se dire au public des lecteurs. Mais comment faut-il entendre le mot « fragment » dont Barthes fait un usage récurrent et qu’il confond souvent avec « forme brève » et « écriture discontinue » ? Pour en rester à une appréhension simple, on dira que tout fragment entre nécessairement en relation avec une forme de totalité, mais que cette totalité est absente (ce qui distingue le fragment de la simple partie). Héraclite ou Pascal n’ont pas écrit de fragments : c’est la vie ou l’histoire qui se sont chargées de compromettre 1 l’intégrité de l’œuvre, perdue chez le premier, jamais atteinte par le second. Sans lien avec les injures du temps, la fragmentation relève aussi d’un geste de l’auteur. De subi, le fragment devient alors le produit d’une volonté créatrice qui construit une sorte de simulacre, sans cesser de penser l’œuvre en relation plus ou moins étroite avec une idée de totalité. Qu’elle soit perdue (la plénitude du verbe divin selon Derrida), qu’elle soit à venir (le rêve mallarméen du Livre) ou qu’elle soit tout bonnement refusée (pour des raisons qui restent à éclaircir), la totalité est nécessaire pour faire exister le fragment comme fragment – et le distinguer de la citation, de l’extrait ou de la simple forme brève (la maxime existe par et pour elle-même, comme totalité ou comme partie d’un recueil). De ces trois formes de totalité absente, qui, d’ailleurs, ne s’excluent pas l’une l’autre, on trouverait les traces dans le texte de Barthes. Mais c’est incontestablement la troisième, la totalité refusée, qui s’impose avec la plus grande évidence. En effet, qu’est- ce que le fragment pour Barthes sinon le moyen de manifester son rejet de la totalité formelle, rhétorique, c’est-à-dire de toutes ces écritures du continu que sont le récit, le traité ou la dissertation ? Réfléchissant à sa propre poétique, Barthes exprime clairement ce refus d’une totalité factice, illusoire, et préfère le fragment, selon le mot d’ordre gidien, « parce que l’incohérence est préférable à l’ordre qui déforme »(« Le cercle des fragments », RB,p. 89). Une fois encore, l’ennemi, c’est l’« Imaginaire », notion qu’il faut prendre dans un sens très large, à mi-chemin de La Rochefoucauld et de Lacan, et que l’on pourrait définir comme la représentation illusoire de soi-même (et au-delà comme toute forme de représentation se donnant pour la réalité). Proche de la bêtise flaubertienne ou de la mauvaise foi sartrienne, l’Imaginaire apporte au sujet le repos d’une identité figée, le confort d’une totalité sur mesure – auquel l’écriture fragmentaire oppose sa puissance de dénonciation (l’éclat récuse le portrait) et d’esquive (le discontinu retarde le retour inévitable de l’Imaginaire). En d’autres termes, quand tant d’autres créateurs chantent la mélancolie du fragment, la nostalgie ou l’espoir de la totalité perdue, Barthes cultive une forme d’écriture qui, ici et maintenant, garantit le double bonheur de la surprise et de la liberté. L’affaire semble donc définitivement close… 2 Pourtant, malgré les lieux communs de la critique, malgré les déclarations les plus claires de l’auteur, Barthes n’a jamais renoncé à la totalité… Si l’on considère ses dernières œuvres, le temps de la fragmentation semble même terminé. Le continu rhétorique fait sa réapparition dans La Chambre claire, œuvre qui, loin de l’ordre alphabétique, se présente comme une véritable quête de l’essence photographique dans le sillage évident de la Recherche proustienne. De la même manière, La Préparation du roman2, rompant avec l’organisation a-systématique des cours précédents, suit le cheminement d’une autre forme de quête : le professeur se met dans la position d’écrire un roman, et ce sont les différentes étapes de cette aventure que les auditeurs ont pu suivre de séance en séance. Mais le démon de la totalité n’obsède pas seulement le tout « dernier Barthes ». Dès Roland Barthes par Roland Barthes, en effet, le désir de totalité hante l’œuvre, sans remettre en cause sa structure fragmentaire. Pour assumer pleinement ce paradoxe, faut-il déjà chercher du côté du roman ? La phrase introductive (« Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »), les références à Balzac, Flaubert ou Proust pour évoquer son propre « roman familial », installent le genre à l’horizon du texte comme une lointaine puissance tutélaire. Mais à l’horizon seulement : malgré sa séduction, malgré le poids de la fiction et de l’intertextualité, le roman reste encore un contre-modèle, condamné pour ce qui le constitue en essence, le récit. 3 En 1975, Barthes se tient encore au « seuil du roman ». C’est donc ailleurs qu’il convient de chercher le fantôme de la totalité. Venu cette fois-ci de l’œuvre antérieure, le « panorama » s’offrirait-il comme la solution ? Tantôt pris au sens propre (dans La Tour Eiffel3), tantôt au sens figuré (dans Le Degré zéro de l’écriture), le panorama renvoie chez Barthes à l’ivresse des sommets et des grandes ouvertures. Du haut de la 4 Même dans sa phase structurale, où la tâche essentielle était de décrire l’intelligible humain, il a toujours associé l’activité intellectuelle à une jouissance : le panorama, par exemple, – ce qu’on voit de la Tour Eiffel (TE, p. 64) – est un objet à la fois intellectif et heureux : il libère le corps dans le moment même où il lui donne l’illusion de « comprendre » le champ de son regard. (« L’idée comme jouissance », RB,p. 97) Tout cela n’a aucun intérêt. Bien plus : nous seulement vous marquez votre appartenance de classe, mais encore vous faites de cette marque une confidence littéraire, dont la futilité n’est plus reçue : vous vous constituez fantasmatiquement en « écrivain » ou pire encore : vous vous constituez. (« Emploi du temps », RB,p. 79) Le sentiment de l’existence Autre discours : ce 6 août, à la campagne, c’est le matin d’un jour splendide : soleil, chaleur, fleurs, silence, calme, rayonnement. Rien ne rode, ni le désir, ni tour Eiffel, la ville de Paris s’offre au regard d’un spectateur qui se laisse griser par l’illusion de « comprendre » le monde, c’est-à-dire de l’embrasser des yeux pour le rendre intelligible. Les premiers chapitres du Degré zéro de l’écriture proposaient déjà une autre forme de « panorama » qu’il faut prendre cette fois-ci d’une manière plus abstraite. Comme on s’en souvient, Barthes se lance dans une vaste reconstitution historique, traçant des lignes droites, ouvrant des perspectives qui permettent d’embrasser tout le XIXe siècle et de lui donner forme par la pensée. On n’est pas si loin de la préface de Cromwell ou des Mots et les choses : Barthes comme Hugo ou Foucault s’abandonne à l’ivresse de l’intelligibilité, même si l’on apprend des horreurs sur la mort de l’homme ou la fin des civilisations. Pour accompagner cette vue cavalière, cette trouée heureuse dans le massif de l’histoire, le mot « euphorie » revient de façon récurrente dans Le Degré zéro de l’écriture : il apporte une tonalité positive dans la quête impossible de cette écriture non marquée, de cette écriture blanche qui passerait pour l’Immaculée Conception de la littérature. Que reste-t-il de cette euphorie du panorama dans Roland Barthes par Roland Barthes ? De toutes ces manifestations, géographiques ou métaphoriques, le livre fragmentaire se contente de recueillir quelques débris, comme dans « Phases » (RB, p. 129) où l’auteur dresse et commente le tableau des grands moments et des intertextes de sa carrière. Le ton peut se montrer plus ironique quand il s’agit de jeter un regard rétrospectif sur telle étape du parcours : 5 On retrouve la même ironie, un peu plus amère, dans le fragment « Emploi du temps ». Après avoir énuméré tous les événements de sa journée d’écrivain en vacances, Barthes conclut sans ménagement devant un si beau panorama et une si cette belle perspective : 6 Bref, du panorama, on tombe dans l’Imaginaire… Quant au sens propre du mot, il se contente d’une petite apparition avec le tramway Bayonne-Biarritz dont le trajet permet de découvrir un beau « panorama » sur le Pays basque (« La baladeuse », RB, p. 54). Tout cela pèse bien peu, il faut se faire une raison : le panorama a fait son temps et le roman hésite uploads/Litterature/ roland-barthes-par-roland-barthes-ou-le-de-mon-de-la-totalite 1 .pdf

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