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PROVENZANO François — « Les concepts. Définitions et repérage du champ de la francophonie » Séminaire La voie de la francophonie, Sèvres, 23–25 novembre 2005 Les concepts : définitions et repérage du champ de la francophonie François PROVENZANO (F.N.R.S. — Université de Liège) INTRODUCTION Puisqu’il est de tradition, en telles circonstances, de situer l’endroit d’où l’on parle, je définirai ma position en fonction d’un double décalage. D’une part, sur le plan de l’expérience, je ne peux prétendre à une connaissance et à une maîtrise des enjeux de la francophonie aussi parfaites que la plupart, sans doute, des participants à ces journées de colloque. J’entreprends actuellement ma thèse de doctorat1 et, comme vous le savez certainement, ces années sont faites davantage d’incertitudes et de questionnements que de connaissance assurée d’un objet bien circonscrit. D’autre part, et ce second décalage est certainement un corollaire du précédent, la francophonie ne constitue pas pour moi un projet auquel il m’est donné d’adhérer en tant qu’acteur, mais bien plutôt un objet dont j’essaie, tant bien que mal par mes recherches, de rendre compte de certaines des dimensions constitutives. Pour ces deux raisons, le propos que je tiendrai pourra vous sembler insuffisant, ma vision du « champ de la francophonie » — je vais revenir sur cette expression que comporte le titre de cette intervention — étant certainement lacunaire, y compris sur le plan conceptuel, et mes a priori sur cette réalité ne correspondant peut-être pas à ceux qui sont les vôtres. Je m’efforcerai cependant de présenter quelques grandes perspectives possibles sur la francophonie, quelques formes de discours repérables, quelques grands choix épistémologiques ou pragmatiques qui sont à la base de nos appréhensions de la francophonie et qui entraînent l’usage de tel ou tel concept ; en m’excusant d’avance, une nouvelle fois, d’être trop schématique, trop réducteur, trop généraliste, trop allusif, trop partiel et certainement aussi un peu partial. Je vous propose, pour commencer, de revenir un instant sur le titre qui m’a été proposé pour cette intervention. On y trouve l’expression « champ de la francophonie », qui pose immanquablement question. Faut-il y lire le mot « champ » selon l’acception sociologique 1 Sous la direction du Prof. Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège), sur le thème « Fondements d’une historiographie comparée de la francophonie Nord ». 1 PROVENZANO François — « Les concepts. Définitions et repérage du champ de la francophonie » Séminaire La voie de la francophonie, Sèvres, 23–25 novembre 2005 qu’en donne Pierre Bourdieu dans sa théorie de l’action sociale (c’est-à-dire à la fois « un champ de forces, dont la nécessité s’impose aux agents qui s’y trouvent engagés, et comme un champ de luttes à l’intérieur duquel les agents s’affrontent, avec des moyens et des fins différenciés selon leur position dans la structure du champ de forces, contribuant ainsi à en conserver ou à en transformer la structure » (Bourdieu 1994 : p. 55)) ? La francophonie peut- elle être conçue comme un ensemble circonscriptible et décrite en termes de forces structurantes et de luttes transformatrices ? À l’autre extrémité de cette conception théoriquement « dure » du « champ de la francophonie », nous avons une autre interprétation, beaucoup plus proche du sens commun, qui consiste à dire que cette expression renvoie à un ensemble de locuteurs de la langue française, et éventuellement, du même coup, aux littératures écrites dans cette même langue. La question qui se pose alors n’est pas moins épineuse que celle soulevée par la première interprétation : qu’est-ce qui autorise, en effet, à faire de cette série de locuteurs et de littératures un ensemble clôturé ; en quoi, et pour qui, la francophonie fait-elle sens comme ensemble clôt et appréhendable comme tel ? Ces deux acceptions — avec les questionnements qu’elles soulèvent — peuvent représenter deux positions extrêmes quant au « champ de la francophonie », d’un côté celle de la modélisation scientifique, de l’autre celle de l’évidence du sens commun. Il ne sera pas question ici de trancher pour l’une ou l’autre de ces positions, mais plutôt d’esquisser le continuum qui les relie. C’est donc plutôt d’un champ de recherche sur la francophonie dont il s’agit de parler, d’un discours sur un ensemble de locuteurs ou de littératures, dont on a pu penser, pour diverses raisons, qu’ils gagnaient à être considérés selon ce type de découpage et ce type d’étiquette, « francophones ». Or ce discours, comme tout discours, s’alimente et se justifie (en somme, se construit) de diverses manières, notamment en produisant des concepts. Je m’efforcerai d’en pointer quelques-uns, en les situant dans la charpente discursive qui les supporte, dans le point de vue sur la francophonie dont ils dépendent, et en privilégiant un peu les propos qui concernent la production littéraire. On verra en effet que la littérature a pu constituer un phénomène cristallisateur, un nœud central de ce type de discours. 2 PROVENZANO François — « Les concepts. Définitions et repérage du champ de la francophonie » Séminaire La voie de la francophonie, Sèvres, 23–25 novembre 2005 DEUX PIONNIERS Onésime Reclus : francophonie et impérialisme Il est de tradition de faire remonter les origines de la francophonie aux années 1880 et au personnage d’Onésime Reclus. C’est en effet ce géographe français qui aurait, le premier, forgé le mot « francophonie », dans ses ouvrages de géopolitique sur la France et ses colonies. L’historiographie francophone officielle retient de Reclus essentiellement deux conceptions maîtresses. D’une part, il aurait eu « l’idée de classer les habitants de la planète en fonction de la langue qu’ils parlaient dans leurs familles ou dans leurs relations sociales » (Deniau 2001 : p. 10). D’autre part, ce découpage linguistique s’accompagnerait d’un projet humaniste, puisque la francophonie selon Reclus serait un « symbole et résumé de la solidarité humaine, du partage de la culture et de l’échange » (ibid. : p. 11). L’un des titres des ouvrages de ce « pionnier » indique cependant que les visées du géographe étaient nettement plus pragmatiques que cela : Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique, où renaître, comment durer ?2 Autrement dit, le projet « francophone » de Reclus se définit bien plutôt a) par sa perspective franco-centrée, b) par sa conception démographique et territoriale, c) par sa visée impérialiste. En effet, ce « nous » qui s’exprime dans le titre « Lâchons…prenons… » renvoie bien exclusivement à la France seule, et non à la communauté de locuteurs que Reclus appelle bien ailleurs « francophones ». Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont pas simplement désignés comme tels, mais sont, pour reprendre les mots du géographe, « acceptés » comme tels par la France : « […] nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue 3. » La francophonie est ainsi désignée ailleurs par Reclus comme « la France intégrale4 ». Il faut sans doute rappeler également que l’œuvre géographique de Reclus consiste, pour l’essentiel, en une description minutieuse des beautés du sol français. Deuxièmement, l’aspect linguistique de la conception de Reclus n’est en réalité que secondaire par rapport aux aspects démographiques et territoriaux. Dans ses écrits, le géographe se montre en effet constamment obnubilé par les chiffres de population et par leur 2 RECLUS (Onésime), Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique, où renaître, comment durer ?, Paris, Librairie universelle, 1904. Dorénavant, nous référencerons les sources primaires selon ces conventions traditionnelles. Pour les sources secondaires, nous adopterons le système dit « auteur, date ». 3 RECLUS (Onésime), France, colonies et Algérie, Paris, Hachette, 1886, p. 422 ; je souligne. 4 RECLUS (Onésime), Un Grand Destin commence, Paris, La Renaissance du livre, 1917, p. 165. 3 PROVENZANO François — « Les concepts. Définitions et repérage du champ de la francophonie » Séminaire La voie de la francophonie, Sèvres, 23–25 novembre 2005 proportion relativement à la superficie couverte. On peut citer par exemple ce passage, assez révélateur de l’obsession de grandeur qui anime le géographe français : Nous ne laissons […] à la France que 57 millions d’hommes sur 52 857 200 hectares. Or la terre a 13 milliards 484 millions d’hectares, c’est-à-dire 255 fois notre pays. Si l’on peut comparer des surfaces à des hauteurs, la France est à l’ensemble des terres ce qu’une tour de 34 à 35 mètres est au Gaurisankar, pic indien que ses 8840 mètres élèvent au-dessus de toutes les montagnes5. Dès lors, le projet francophone est avant tout un projet d’accroissement des territoires, et plus précisément, d’accroissement du rapport nombre d’habitants/territoire couvert. Pour contrer la stagnation des chiffres de natalité à l’intérieur du pays, Onésime Reclus voit dans « la France d’Afrique » l’occasion d’assurer à la France une part de terres suffisante pour conserver un rôle de premier plan à l’échelle internationale. Ceci nous amène ainsi à évoquer le troisième aspect du projet francophone d’Onésime Reclus, sans doute le principal, à savoir son caractère impérialiste. Avec l’espagnol, le portugais, l’italien et le roumain, le français est, selon Onésime Reclus, l’une des cinq langues qui participent à l’empire « Latin ». La part de la uploads/Litterature/ provenzano-francophonie.pdf

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