• Antoine Prost Douze leçons sur l'histoire ; Editions du Seuil 282 Douze leçon
• Antoine Prost Douze leçons sur l'histoire ; Editions du Seuil 282 Douze leçons sur l' histoire ture constituent ici de précieux secours. L'histoire ne peut se passer d'un travail qui est d'ordre littéraire, avec les spécifi- cités d'un genre particulier. C'est pourquoi écrire l'histoire sera toujours un art et un travail. Et peut-être un plaisir. Conclusion Vérité et fonction sociale de 1 'histoire Pour qui entreprend d'écrire sur 1 'histoire, il est deux pos- tures valorisantes. La première est celle du novateur. Dire qu'il faut faire 1 'his- toire comme on l'a toujours faite n'intéressera personne, même si c'est vrai. Prétendre qu'il faut la faire autrement et qu'on s'y emploie peut devenir un événement et faire parler de soi, même si c'est exagéré. Je le dis sereinement, n'étant pas moins novateur que d'autres 1, mais ayant adopté ici une autre posture, comme on l'a vu : ma thèse est plutôt que tdÙtes les histoires sont bonnes à condition d'être bien faites. Il y a encore beaucoup de bonne musique à écrire en ut majeur. La seconde posture valorisante est celle du démystificateur. L'adopter est mettre de son côté l'expérience, l'intelligence et la lucidité, tandis que les contradicteurs sont par avance reje- tés du côté des naïfs, des attardés. L'opinion suit plus facile- ment un critique blasé qu 'un simple d'esprit aux robustes convictions. Le sceptique hypercritique raille donc les illu- sions auxquelles s'abandonnent des auteurs moins intelligents 1. J'ai été sans doute le premier historien à utiliser l'analyse factorielle des correspondances, en 1967, et l'un des rares à importer en histoire des méthodes linguistiques un peu « dures » . Voir mon article, « Vocabulaire et typologie des familles politiques » , Cahiers de lexicologie, nO 14, 1969/1 , p. 115-126, l'article écrit en collaboration avec Christian Rosen- zveig, « La Chambre des députés ( 1881-1885), analyse factorielle des scrutins » , Revue française de science politique, février 1971 , p. 5-50, et l'ouvrage écrit en collaboration avec L. Girard et R. Gossez, Vocabulaire des proclamations électorales de 1881,1885 et 1889, Paris, PUF-Publica- tions de la Sorbonne, 1974. IIII! 1 284 Douze leçons sur l' histoire ou moins infonnés ; lui ne s'en laisse pas conter, il n'est pas de ces benêts qui croient encore à une certaine vérité de 1 'histoire. Il démontre avec brio qu'elle n'est pas une science, seulement un discours plus ou moins intéressant. La posture démystificatrice doit beaucoup à deux courants intellectuels du derniers tiers du xxe siècle. Le premier a été inspiré par Michel Foucault et renforcé par l'esprit de 1968. Il voit partout à l'œuvre des dispositifs de pouvoir et analyse donc le discours des historiens comme une entreprise d'auto- rité, une sorte de coup de force par lequel ils imposeraient à leurs lecteurs leur vision du monde. Ce courant a été renforcé par le linguistic turn américain, qui lui a fourni des arguments. En appliquant aux écrits his- toriques les méthodes d'une critique littéraire renouvelée par la psychanalyse, la linguistique et la sémiotique, ces travaux mettaient entre parenthèses la démarche proprement histo- rique de travail des sources et de construction des explica- tions, pour ne considérer que des textes en eux-mêmes. Du coup, le rapport du texte au réel qu'il prétend faire connaître disparaît, et avec lui la frontière entre 1 'histoire et la fiction. L'historien prétend avoir vu des archives? Il prétend connaître et faire connaltre une réalité extérieure au texte, et qui résiste? Ce sont procédés rhétoriques pour gagner la confiance du lecteur; il faut s'en méfier: n'a-t-il pas tout intérêt à nous le faire croire? Bref, par un déplacement qui substitue la critique des catégories et des modes d'écriture à celle des sources, la question de celui qui parle à la question de ce dont il parle, on impose la conclusion qu'il n'y a rien en histoire sinon des textes, encore des textes, toujours des textes, mais qui ne réfèrent plus à aucun contexte extérieur; l'histoire est fiction, interprétations subjectives sans cesse revisitées et révisées; elle est littérature. Les historiens « ne construisent pas un savoir que d'autres pourraient utiliser, ils génèrent un discours sur le passé 2 » . Toute histoire se réduit à un propos d'auteur. 2. H. White, cité par Joyce Appleby et al., Tellin!? the Truth , p. 245. Cette analyse doit beaucoup aux articles cités plus loin de R. Chartier, P. Boutry et K. Pomian. Vérité et fonction sociale de l' histoire • 285 Histoire et vérité Les effets du désenchantement Cette épistémologie démystificatrice"invite les historiens au double deuil de 1 'histoire totale et de 1 'histoire vraie. Ce n'est pas sans effets, à la fois sur les historiens et sur leur public. Le deuil de l'histoire totale entraîne l'abandon des grandes synthèses. Les entreprises éditoriales qui en tiennent lieu, comme les Histoires de la France rurale, de la France urbaine, de la vie privée, aux éditions du Seuil, la grande His- toire de la France en plusieurs volumes thématiques chez le même éditeur, l'Histoire des femmes parue chez Plon, et beau- coup d'autres, à commencer par les sept volumes monu- mentaux des Lieux de mémoire dirigés par P. Nora chez Gallimard, sont des œuvres collectives qui juxtaposent des contributions individuelles parfois divergentes. L'audace d'un Braudel et de ses trois volumes: Civilisation matérielle, É'co- nomie et Capitalisme XVe-XVllfe siècle (1979), celle de Marc Bloch brossant en quelques centaines de pages Les Carac- tères originaux de l' histoire rurale française (1931), tout comme celle d'un Seignobos dans son Histoire sincère de la nation française (1933) appartiennent à un passé révolu. C'est que les historiens, bien qu'ils ne croient plus aux grandes interprétations d'ensemble, conservent le souci des vérifications, le culte de l'exactitude et d'une infonnation complète. Ils n'adhèrent pas aux critiques dévastatrices qui réduisent l'histoire à un point de vue d'auteur. Ils récusent le relativisme absolu et continuent à croire que ce qu'ils écri- vent est vrai. Mais ils ne croient qu'à des vérités partielles et provisoires. La synthèse n'apparaît pas seulement illusoire ou impossible; la croyance qu'elle implique d'un sens pos- sible d'une totalité la rend dangereuse. Il en résulte un repli sur des sujets qui combinent histoire des représentations et micro-histoire. Il s'agit de « déchiffrer autrement les sociétés, en pénétrant l'écheveau des relations et des tensions qui les constituent à partir d'un point d'en- trée particulier (un événement, obscur ou majeur, le récit d'une vie, un réseau de pratiques spécifiques) et en considé- rant qu'il n'est pas de pratique ni de structure qui ne soit pro- ~ 286 Douze leçons sur l' histoire duite par les représentations, contradictoires et affrontées. par lesquelles les individus et les groupes donnent sens au monde qui est le leur 3 ». Engagés dans cette direction, les historiens se transforment en orfèvres ou en horlogers. Ils produisent de petits bijoux, des textes ciselés où brillent leur savoir et leur savoir-faire. l'étendue de leur érudition, leur culture théorique et leur ingé- niosité méthodologique, mais sur des sujets infimes qu'ils maîtrisent splendidement, ou sur des sujets qui ne prêtent pas à conséquence pour leurs contemporains. Ou encore « ils se délectent ludiquement de l'expérimentation systématique des hypothèses et des interprétations à l'infini "revisitées" 4 ». Les collègues qui les lisent ne peuvent qu'applaudir ces exercices de virtuosité, et la corporation pourrait ainsi deve- nir un club d'autocélébration mutuelle où l'on prendrait plai- sir à apprécier ces petits chefs-d'œuvre artisanaux. Mais après? And then, what? Où nous conduit une histoire qui déploie des trésors d'érudition et de talent à traiter des objets insignifiants? Ou plus exactement, qui n'ont de sens et d'in- térêt que pour les historiens du domaine? La question de la fonction sociale d'une histoire qui a renoncé à dire quelque chose sur nos problèmes actuels appa- raît clairement si l'on s'interroge sur ce qui peut passer dans l'enseignement de cette production historique désenchantée. Le fait est que l 'histoire scolaire continue à reposer sur des synthèses vieilles d'un quart de siècle: qu'est-ce qu'un renou- veau de 1 'histoire qui ne la concerne pas? Certains récuseront sans doute la question: après tout, l'histoire n'a pas pour but premier de s'enseigner dans les classes; la recherche désinté- ressée est maîtresse de ses sujets; c'est la libérer que l'af- franchir de cette fonction sociale et politique qui la parasite. Ce point de vue me paraît un peu désincarné et je ne vou- drais pas que les historiens imitent les ecclésiastiques des années 1960-1970 qui, pour faire de la communion solennelle une cérémonie purement religieuse, ont pourchassé les tradi- tions sociales et folkloriques qui l'accompagnaient, les robes de « petites mariées» comme les banquets familiaux, et ont ainsi très sûrement vidé leurs églises. 3. R. Chartier, « Le monde comme représentation », p. 1508. 4. P. Boutry, « Assurances et errances de la raison historienne » , in Pas· sés recomposés, p. 67. Vérité etfonction sociale de l' histoire 287 Le désenchantement sceptique risque de produire d'autres effets dévastateurs. A force de répéter aux quatre coins des gazettes qu'il n'y uploads/Litterature/ prost-1996-douze-lec-ons-sur-l-x27-histoire.pdf
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- Publié le Fev 21, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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