I r i s j o h a n s e n Prince de coeur PROLOGUE Promontory Point, Utah 25 nove

I r i s j o h a n s e n Prince de coeur PROLOGUE Promontory Point, Utah 25 novembre 1869 — Attends ! Mon Dieu ! il ne l’entendait pas ! Il continuait à traverser la plate-forme en bois en direction du train. Dans un instant, il serait hors d’atteinte. Prise de panique, Jane Barnaby se mit à courir, sa robe de calicot usée flottant comme un ballon derrière elle. Ignorant la morsure de la neige à travers les fines semelles trouées de ses bottes, elle fonçait entre les sillons de boue gelée formés par les roues des charrettes vers la plate-forme qui se trouvait à une centaine de mètres. — Je t’en prie ! Attends ! Patrick Reilly n’était plus qu’une masse indistincte dans la grisaille du petit matin. Elle vit qu’il l’avait entendue : il hésita un instant avant de poursuivre son chemin, puis ses longues jambes couvrirent rapidement la distance qui séparait la gare du wagon. Il l’abandonnait. La gorge nouée, elle essaya de toutes ses forces d’accélérer. Soufflant et pliant ses muscles d’acier, le train vibrait déjà tandis qu’il se préparait à s’élancer sur les rails. — Attends-moi ! L’ignorant, il regardait droit devant lui. La rage du désespoir monta en elle tandis qu’elle hurlait : — Bon sang, tu m’entends ? Ne monte pas dans ce train ! Ses larges épaules se paralysèrent sous son grossier manteau de laine grise et il se figea. Les sourcils froncés, il se retourna pour la regarder se précipiter vers lui. — Je viens avec toi, déclara-t-elle en se plantant devant lui. — La peste t’étouffe ! Je t’ai dit hier soir chez Frenchie que tu devais rester ici. — Tu dois m’emmener! — Je ne te dois rien, dit-il en baissant sur elle un regard sévère. Retourne chez ta mère ! Elle va se demander où tu es... — Mais non! Tu sais bien que seule sa pipe l’intéresse. Elle se moque bien de savoir où je suis. Ça ne lui fera rien si je pars avec toi. Il secoua la tête. — Tu sais bien que c’est vrai, plaida-t-elle encore. Je viens avec toi. Elle ne me veut pas. Elle ne m’a jamais voulue. — Eh bien, je ne te veux pas non pl... Ses joues déjà colorées s’enflammèrent et son accent irlandais s’épaissit tandis qu’il se reprenait maladroitement : Ne sois pas fâchée, mais je ne veux pas m’embarrasser d'une enfant. Je ne suis pas si petite, j’ai presque douze ans !... Ce n’était qu’un léger mensonge; elle venait juste d’avoir onze ans, mais il ne s’en souvenait sûrement pas. Elle fit un pas en avant. — Il faut que tu m’emmènes. Je t'appartiens. — Combien de fois dois-je te le dire? Je ne suis pas ton père. — Ma mère dit que c’était sûrement toi, fit-elle en touchant une des mèches bouclées de sa chevelure rousse. Nous avons les mêmes cheveux, et tu venais la voir souvent avant qu’elle ne se mette à la pipe. — Comme la moitié des hommes d’Union Pacific ! Son expression se radoucit tandis qu’il s’agenouillait devant elle. — Beaucoup d’irlandais sont roux, Jane. Je peux te citer au moins quatre hommes de mon équipe qui étaient des habitués de Pearl. Pourquoi ne pas choisir l'un d’eux ? Parce qu’elle voulait absolument que ce soit lui. De tous les hommes qui payaient pour avoir le corps de sa mère, c’était lui le plus gentil. Patrick Reilly était plus souvent ivre que sobre quand il venait dans la tente de Frenchie, mais il n’avait jamais fait de mal aux femmes comme certains et traitait même Jane avec une affection bourrue. — C’est toi ! dit-elle d’un air têtu. Tu ne peux pas être sûr que ce n’est pas toi. Il prit lui aussi un air buté. — Et tu ne peux pas être sûre que c’est moi ! Alors pourquoi ne retournes-tu pas chez Frenchie et ne me laisses-tu pas tranquille? Bon Dieu, je ne saurais même pas comment prendre soin de toi. — Prendre soin de moi ? Elle le considéra avec stupeur. — Pourquoi le ferais-tu ? J'en suis capable ! Une fugace lueur de compassion traversa son visage anguleux. — En grandissant dans ce bouge aux côtés de ta mère tétant sa foutue pipe d’opium, je suppose que tu as dû apprendre très tôt à te débrouiller ! Elle profita immédiatement de son attendrissement. — Je ne te gênerai pas! Je ne mange pas beaucoup et je sais rester à l’écart. Elle se hâta d’ajouter tandis qu’il se renfrognait: — Sauf si tu as besoin de moi, bien sûr! Je peux travailler dur. Demande à n’importe qui chez Fren- chie. Je vide les eaux sales, j’aide à la cuisine, je balaye, je lave et je fais les courses. Je sais compter et garder l’argent. Frenchie m’a même fait chronométrer les clients le samedi soir et leur dire quand ils en avaient eu pour leur argent. Elle lui agrippa le bras. — Je promets de faire tout ce que tu voudras, mais emmène-moi avec toi... — Bon sang, tu ne comprends pas... Il resta silencieux un moment en regardant son visage implorant avant de murmurer: — Ecoute, je suis un gars du chemin de fer. C’est tout ce que je connais et mon boulot ici est maintenant terminé. J’ai une offre de travail à Salisbury, où je dirigerai ma propre équipe. Et c’est une sacrée chance pour un Irlandais ignorant comme moi. Salisbury est en Angleterre, de l’autre côté de l’océan. Tu ne veux pas aller si loin?... — Si, je le veux! Ça m’est égal où nous allons. Sa petite main se resserra sur son bras. — Essaye-moi ! Je te promets que tu ne le regretteras pas. — Tu parles ! s'impatienta-t-il soudain en se dégageant d’elle et en se redressant. Je ne veux pas d’une gosse de putain sur les bras pour le restant de mes jours. Retourne chez Frenchie ! Il se dirigea à nouveau vers le train. Bien que son rejet l’effrayât, il ne la surprenait pas. Jusque-là, seuls les habitants du bordel de Frenchie ne l’avaient pas rejetée, et elle avait appris depuis longtemps qu’elle n’avait rien à voir avec les enfants des respectables épouses qui suivaient de ville en ville les équipes de construction de la voie ferrée. Ils appartenaient à un monde de robes propres et apprêtées, de bains du samedi soir et de dimanches matin à l’église alors qu’elle... Jane eut subitement la nausée en se remémorant la tente enfumée de Frenchie, les lits de camp seule ment séparés par des couvertures crasseuses suspendues sur des cordes affaissées, l’odeur douceâtre de la fumée d’opium de sa mère émanant du curieux bol en verre près du lit, sa main brutale la giflant quand elle n’exécutait pas assez vite ses ordres. Elle ne pouvait pas retourner à ça maintenant que l’évasion était si proche. Les poings serrés le long du corps, elle suivit Reilly. — Ça ne te servira à rien de me laisser. De toute façon, je te suivrai... Il atteignit le train et posa un pied sur la marche de métal. — Je le ferai! Tu m’appartiens... — Du diable si je t’appartiens! — Je te suivrai à ce Saddlebury et... — Salisbury, et tu devras traverser ce foutu océan à la nage. — Je le ferai ! Je trouverai un moyen. Tu verras que je trouverai un moyen de... Sa voix noyée de larmes se brisa. — Bon sang ! Les yeux rivés au métal strié des marches, il baissa la tête. — Pourquoi faut-il que tu sois aussi foutrement têtue ? — Emmène-moi, murmura-t-elle, ne sachant quoi lui dire d’autre, quoi lui offrir d’autre. S’il te plaît! Si je reste, j’ai peur d’être un jour comme elle. Je... je ne suis pas bien là-bas... Il ne bougea pas, ses épaules s’affaissaient au fur et à mesure que les minutes passaient. — Oh, et puis merde ! Il sauta sur la plate-forme. Ses grandes mains la saisirent par la taille et, sans aucun effort, la soulevèrent et la hissèrent dans le train. — Ce que tu es légère ! Tu ne pèses pas plus lourd qu’une plume. Elle n’osait croire qu’il avait cédé. — Ça ne veut rien dire! Je suis petite pour mon âge, mais je suis très forte. — Ça vaudrait mieux! Je t’autorise à me suivre, mais ne va pas t’imaginer des choses. Je ne suis pas ton père et tu m’appelleras Patrick, comme tout le monde. — Patrick, répéta-t-elle avec obéissance. — Et tu devras gagner ta croûte !... Elle se retint très fort à la barrière de sécurité tandis qu’une vague de soulagement la traversait jusqu’au vertige. — Tu ne le regretteras pas. Je ferai tout pour te dédommager. N’importe quoi... — Attends-moi ici. Je vais prévenir le chef de train que tu es à bord. Il se détourna en marmonnant : — Bon sang, il va sûrement me faire payer un uploads/Litterature/ prince-de-coeur.pdf

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