L 'HISTOIRE DES MANUELS SCOLAIRES: UNE APPROCHE GLOBALE La familiarité dont jou

L 'HISTOIRE DES MANUELS SCOLAIRES: UNE APPROCHE GLOBALE La familiarité dont jouit le livre scolaire dans l'opinion publique masque bien souvent sa complexité ; il ne se réduit pas en effet à la mise en œuvre, plus ou moins agréablement présentée, d'un program· me officiel. Objet aux multiples facettes, il touche à la fois aux sciences politiques et économiques, à la pédagogie, à la sociologie, à l'édition, à l'~glise, etc. (1). Si le livre scolaire intéresse des domaines si nombreux et si variés, c'est qu'il se présente comme un condensé de la société qui l'a produit: c'est d'abord un objet: sa fabrication évolue avec les progrès des techniques du livre, sa commercialisation et sa distribution avec les transformations du monde de l'édition, des contextes économi· que, politique et législatif. C'est ensuite le support - longtemps privilégié - du contenu éducatif, le dépositaire de connaissances et de techniques dont l'acquisition est jugée nécessaire par la société; il est, à ce titre, le reflet déformé, incomplet ou décalé, mais toujours révélateur dans sa schématisation, de l'état des connaissances d'une époque, et des principaux aspects et stéréotypes de la société. C'est aussi un instrument pédagogique, inscrit dans une longue tradition, inséparable dans son élaboration comme dans son emploi, des struc- tures, des méthodes et des conditions de l'enseignement de son temps. C'est enfin le véhicule, au-delà des prescriptions étroites d'un programme, d'un système de valeurs, d'une idéologie, d'une culture; il participe ainsi du processus de socialisation - voire d'endoctrinement - des jeunes générations auxquelles il s'adresse. Produit de la société, réponse à une demande qui en émane, le livre scolaire exerce donc aussi sur elle un pouvoir. Ce pouvoir provient avant tout de sa diffusion: limitée tout d'abord à quelques privilégiés, elle s'est progressivement étendue dès le siècle dernier à l'ensemble 2 L 'histoire des manuels scolaires de la jeunesse - et, par-delà, à l'ensemble des familles et de la collec- tivité - avec la généralisation de la fréquentation scolaire, puis avec la prolongation de l'âge de la scolarité obligatoire. Ce pouvoir tient aussi au prestige de l'écrit, aux artifices de la présentation et, plus récem- ment, à la séduction de l'image et de la couleur. Ce pouvoir vient enfin de la malléabilité des jeunes esprits auxquels le livre scolaire est destiné : cette' réceptivité du public est accrue par la sacralisation des valeurs scolaires, encore vivace dans l'opinion publique (2), Le livre scolaire apparaît ainsi conune le point de focalisation des valeurs essentielles que transmet l'institution scolaire. De ce fait, il constitue dans divers domaines un enjeu dont témoignent la permanence des discussions et la violence des conflits qui accompagnent son histoire. Donnons-en pour preuve, outre les péripéties des spectaculaires « guerres des manuels» qui déchirèrent l'opinion publique avant la Première Guerre mondiale (3), l'abondante littérature dont on trouve l'écho dans le Répertoire de kJ presse d'éducation et d'enseigne- ment (4). Ainsi, par la complexité de sa nature même, par la richesse et la diversité de ses contenus, par l'importance réelle ou potentielle de ses fonctions, par la continuité et l'abondance de sa production, le livre scolaire constitue aussi bien un objet qu'un document privilégié de la recherche historique. Quelles sont les principales voies dans lesquelles cette recherche s'est jusqu'ici engagée? Quelles directions nouvelles est-elle susceptible de prendre? Avant de répondre à ces questions, il importe d'examiner attentivement la nature même de l'objet de notre étude. 1. UN OBJET À Dt.FINIR Pour des raisons d'ordre méthodologique, nous traiterons succes- sivement de la définition du livre scolaire, de son histoire législative et de l'importance de son corpus. t.volution sémantique Rares sont les études historiques portant sur le livre scolaire qui se préoccupent de définir leur objet, conune si son apparence familière lui conférait d'emblée une réalité indiscutable et des contours précis. La question mérite pourtant d'être posée. Alain CHOPPIN 3 Pour mieux cerner cette notion, il convient de rappeler que l'expression «livre scolaire», dans son acception conunune - «assem- blage de feuilles imprimées et réunies en un volume relié ou broché» '" « destiné aux écoles» (5) - n'est qu'une partie d'un vaste ensemble qui comprend des textes manuscrits, des documents audio-visuels et des textes et documents imprimés, périodiques ou non, réunis ou non en volumes. Ces divers éléments ont une fonction conunune :fIxer le contenu de l'enseignement. Selon les époques, ils ont joué les uns vis-à-vis des autres un rôle complémentaire ou concurrentiel. Dès l'apparition de l'imprimerie, le manuscrit perd le monopole qu'il exerçait jusque-là: le premier atelier typographique français est installé à Paris en 1470 ; vraisemblablement la même année est publié un modèle de style latin pour la jeunesse, les Lettres de Gasparin de Pergame, que l'on s'accorde à considérer comme le premier livre scolaire imprimé en France (6). TI faut pourtant attendre le XIXe siècle pour que le développement de l'instruction, les améliorations des techniques d'impression et le triomphe de l'enseignement simul- tané provoquent la prolifération des livres imprimés à l'usage des classes. Enfin, depuis quelques décennies, on assiste à l'utilisation de documents de type audio-visuel dans l'enseignement; si ces derniers n'ont pas réellement remis en cause la primauté du livre imprimé, ils ont cependant eu de profondes répercussions sur les produits de l'édition scolaire. Mais cette parenté fonctionnelle - assurer au contenu éducatif une certaine permanence - ne doit pas être cause d'un amalgame préjudi- ciable à l'étude scientifique; ces divers aspects du matériel d'enseigne- ment, étroitement liés dans leur histoire, possèdent leur spécificité: leur élaboration, leur diffusion, leur utilisation, sont distinctes; ils répondent à des critères descriptifs différents et ce ne sont pas les mêmes instruments qui concourrent à leur recherche. Même limitée à la production imprimée, la notion de livre scolaire, sujette à évolution, reste complexe. Sous l'Ancien Régime, il n'est pas de terme générique pour désigner cette catégorie d'ouvrages: l'extrême diversité de la nomenclature nous incline à penser que cette notion ne fut pas conscienunent cernée par les contemporains, d'autant que la méthode d'enseignement individuel alors pratiquée (7) n'entraînait pas l'emploi de manuels uniformes, ni même nécessaire- ment d'ouvrages imprimés. Les titres des livres en usage dans les écoles avant la Révolution renvoient tantôt à leur contenu - syllabaires, alphabets, etc. - à leur rôle directeur - guide, méthode, etc. - ou bien les présentent conune un mélange - florilège, recueil, hortulus, 4 L'histoire des manuels scolaires etc. - ou un condensé de notions - abrégés, rudiments, etc. - (8). Or, l'intérêt suscité dans la deuxième moitié du XVIlle siècle pour la rénovation pédagogique met en lumière l'importance particulière que prend alors le livre scolaire dans l'acte éducatif. Certaines pages de Rousseau s'élevant - a contrario - contre l'enseignement livresque sont révélatrices de cette prise de conscience (9). Aux abrégés et formulaires qui resserrent en un livre maniable une somme indigeste de connaissances furent opposés les livres élémentaires qui présentent, adaptés à l'élève, les premiers rudiments d'une science. Quand la Révolution donna au livre scolaire une existence législa- tive, c'est cette appellation qu'elle consacra officiellement: «la Convention nationale charge son Comité d'instruction publique de lui présenter les livres élémentaires des connaissances absolument néces- saires pour former les citoyens» ... (10). Mais, dès le Consulat, une diversification apparaît avec la création d'une Commission d'examen des livres classiques (Il) chargée d'examiner les ouvrages destinés plus particulièrement aux lycées et aux collèges, conformément à la tendance générale du régime à dédaigner l'enseignement primaire au profit des formations secondaire et supérieure (12). Depuis lors, de nombreux termes ont été utilisés conjointement pour désigner cette notion. Ce flottement sémantique s'est même manifesté dans le vocabulaire officiel: livres élémentaires ou livres classiques, mais aussi ouvrages classiques (13), livres de classes (14), livres scolaires (l 5), manuels scolaires (16), etc. Par ailleurs, le même mot ne recouvre pas toujours la même signifi- cation. Ainsi l'épithète «classique», outre son sens étymologique «( réservé aux classes»), a pris une acception plus restreinte dans les textes législatifs (par opposition à élémentaire) ; son champ sémanti- que s'est par la suite considérablement étendu dans l'expression «librairie classique}), jusqu'à englober les livres de pédagogie, de vulgarisation, les livres de lectures instructives et récréatives pour la jeunesse et ... les cartes et tableaux muraux! (17). L'expression « manuel scolaire», en plus de sa signification première - ouvrage que l'on tient à la main ou à portée de la main - s'applique également à « un livre qui expose les notions essentielles d'une discipline donnée, à un niveau donné» (18) ou bien, « outre les livres destinés explicite- ment aux classes depuis l'école élémentaire jusqu'à l'université... » à « ...ce qui a un caractère didactique exclusif, ce qui découpe, expli- que, résume, adapte, oriente... » (19). La confusion de la terminologie provient de la complexité même de la notion de livre scolaire: participant de plusieurs catégories, il se Alain CHOPPIN 5 laisse difficilement appréhender dans son intégralité. L'accent est mis tantôt sur sa fonction, tantôt sur sa nature, tantôt sur sa diffusion, etc. Comme chacun de ces aspects évolue suivant un rythme qui lui est propre (20), c'est un uploads/Litterature/ os-manuais-escolares-alain-choppin.pdf

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