DAENINCKX Didier, Passages d’Enfer, “Le Salaire du sniper” Il n'y a rien de pir
DAENINCKX Didier, Passages d’Enfer, “Le Salaire du sniper” Il n'y a rien de pire qu'un conflit qui s'éternise. La pluie avait remplacé la neige de la veille, et une eau boueuse rongeait peu à peu les îlots de poudreuse. Quelques voitures filaient droit devant, tous phares éteints, sur l'ancienne avenue de la Fraternité. Elles bondissaient sur le revêtement défoncé, plongeaient dans les mares noirâtres avant de disparaître derrière les murs ruinés du dépôt des autobus. De temps en temps, une silhouette s'aventurait sur le pont dont les lattes disjointes brinquebalaient au-dessus des remous de la Milva. Les gilets pare-balles donnaient des carrures de joueurs de football américain aux soldats interposés qui observaient la ville depuis leurs châteaux de sable. Au loin, un convoi blindé pénétrait sur le tarmac de l'aéroport pour venir hérisser ses canons autour d'un Hercule C 130 chargé de vivres qui, tout juste posé, s'apprêtait déjà à repartir. Il n'y a rien de pire qu'un conflit qui s'éternise. C'est exactement ce que pensait Jean-Yves Delorce en allumant sa première cigarette de la matinée, debout, derrière la vitre sale du Holiday Inn. La fumée lui brûla les poumons. Il se retourna vers le matelas posé à même le sol. La fille était partie dans la nuit et la griffe rouge de ses lèvres sur l'oreiller était la seule trace qu'elle avait laissée dans sa vie. Il s'approcha du lavabo et souleva en vain la commande du mitigeur : le groupe électrogène n'était pas encore en marche. Il revint dans la chambre pour emplir une petite casserole d'eau minérale qu'il fit chauffer sur le camping-gaz, puis jeta deux cuillerées de Nescafé au fond d'un verre. Une rafale de mitrailleuse résonna sur les hauteurs, et il n'eut même pas besoin de regarder par la fenêtre pour savoir quelle batterie avait inauguré le mille six cent vingt-troisième jour de conflit. L'oreille suffisait. Après quatre mois de présence pratiquement continue à Kotorosk, Jean-Yves Delorce pouvait identifier le son de toutes les pièces d'artillerie disposées sur les collines environnantes. Il avala rapidement l'eau colorée avant de cogner du plat de la main contre la cloison pour signaler à son équipier qu'il était prêt, quand le téléphone cellulaire se mit à sonner. La voix de Polex se frayait un chemin dans le siècle qui séparait les bureaux climatisés parisiens du palace ravagé de Kotorosk. C'était un Basque massif qui répondait au nom de Paul Exarmandia, mais toute la profession l'avait comprimé en Polex le jour où il avait pris la direction du service étranger, le « pool extérieur » en jargon de métier. - C'est toi, Delorce ? Ça va bien ? - Comme un lundi... - On est mardi... - Justement ! Polex soupira. - C'est calme ce matin ? Page 1 sur 8 4 8 12 16 20 24 28 32 DAENINCKX Didier, Passages d’Enfer, “Le Salaire du sniper” - Il ne faut pas se plaindre, le périf est dégagé... Philippe, le cameraman, se glissa dans la chambre et interrogea Delorce du regard pour savoir avec qui il discutait. Le reporter obtura le micro avec sa paume. - C'est Polex qui s'informe sur la météo... La voix nasilla dans l'écouteur. - Qu'est-ce qui se passe ? Tu m'entends ? - À peu près, la batterie est en fin de course... - Très bien, je vais faire vite... Je sors à l'instant de la conférence de rédaction élargie. Tout le monde était là, la grosse pomme et les fruits annexes... On s'est fait tirer dessus comme des lapins. - Je n'aurais pas voulu être à ta place... Le Basque se fit cassant. - Écoute, tes vannes, ça va un temps... À ton âge j'avais déjà trois ans de crapahutage dans les Aurès, caméra 16 à l'épaule, et je m'en suis repris presque autant au Vietnam... On faisait la lumière au napalm... - Ce n'est pas ce que je voulais dire... - Je me fous de ce que tu voulais dire ! On verra où tu en seras à cinquante-cinq balais. En attendant, tes vannes, tu te les gardes, c'est tout. Delorce se tourna vers Philippe qui feuilletait un exemplaire du Monde vieux d'une semaine exhumé de sous le matelas et, ayant capté son regard, leva les yeux au ciel. - Excuse-moi... Qu'est-ce qu'ils nous reprochent exactement ? - Ils ne parlent pas avec des mots mais avec des chiffres... Parts de marché, taux d'audience, indices de pénétration, répartition par couches socioprofessionnelles... En résumé, le journal a décroché de cinq points sur la moyenne du dernier trimestre par rapport à la concurrence. Tous les programmes qui suivent chutent d'autant, la pub, les téléfilms, les variétés... On ne joue plus notre rôle de locomotive... - C'est un problème, mais je ne crois pas qu'on y puisse grand-chose à Kotorosk ! Polex laissa peser un silence. - Ce n'est pas ce qu'ils ont l'air de penser... - Écoute, Paul, tu sais bien qu'on ne va pas faire exploser l'audimat avec un conflit aussi enlisé que celui- ci ! Il faut être là au cas où ça pète parce que les éclats arroseront l'Europe entière... On ne joue pas le même rôle que les cow-boys de la Une... Ils débarquent une fois par mois en profitant d'un zinc de l'ONU qui amène la relève de Casques bleus, en deux jours ils mettent en boite un sujet bidon, et ils repartent comme ils sont venus, aux frais des Nations unies ! — Le problème, c'est que leurs sujets font de l'audience, si bidon soient-ils... Il faudrait peut-être se poser des questions... La semaine dernière, en trois minutes, ils ont raconté l'histoire de ce couple qui avait vécu séparé pendant trois mois après la destruction du dernier pont sur la Milva... Avec, au finale, Page 2 sur 8 4 36 40 44 48 52 56 60 64 68 DAENINCKX Didier, Passages d’Enfer, “Le Salaire du sniper” les retrouvailles sur les planches branlantes du pont provisoire installé par les compagnons du Devoir venus spécialement de Bourgogne... Ils nous ont écrabouillés... Jean-Yves Delorce coinça le récepteur entre son épaule et sa joue pour allumer une cigarette. - Tu veux que je t'explique comment ils ont bidouillé leur truc ? - Je me fous de la cuisine interne ! La réalité, c'est ce que les gens ont vu ! C'est comme la chute de Berlin... - La chute du Mur, tu veux dire ? - Non, la chute de Berlin, en 1945... Les Américains ont tourné des kilomètres de pellicule couleur dans les rues de la capitale du Reich. Du brut de décoffrage. De leur côté, les Russes ont emmagasiné de fausses actualités en noir et blanc. Ils ont reconstitué les principales phases de la bataille, juste derrière la ligne de front... L'image du soldat qui enlève l'emblème nazi sur le Reichstag pour planter le drapeau soviétique, on dirait du direct mais c'est presque deux jours de tournage ! Le hic aujourd'hui, c'est que, quand tu visionnes les archives, les Russes, ça fait vraiment vrai, tandis qu'avec les Américains tu as l'impression de te promener dans un studio d’Hollywood ! Delorce rejoignit son cameraman dans les vestiges des cuisines du Holiday Inn, et ils gagnèrent l'entrée du parking souterrain. Le taxi qu'ils réservaient au mois les attendait. C'était une Lada Niva poussive, aussi confortable qu'une brouette, qui leur fit traverser le quartier résidentiel déserté et s'engouffra en couinant dans les sous-sols d'un supermarché calciné qui servaient de studios à la chaîne nationale. Ils recueillirent les confidences bétonnées d'un émissaire russe et mirent en boîte quelques images de la conférence de presse hebdomadaire des généraux internationaux chargés de surveiller une frontière dont on avait feint d'oublier l'existence pendant cinq siècles. Delorce improvisa un commentaire, puis une monteuse que Philippe pratiquait en soirée appareilla les fragments avant de les envoyer par satellite à la régie parisienne. Ils s'étaient lassés assez rapidement de la tambouille d'inspiration lyonnaise que confectionnait le chef cuistot pakistanais du Holiday Inn en mélangeant les produits frais achetés au marché noir avec les rations allemandes fournies par le commandement onusien. Les dollars du défraiement leur ouvraient les portes blindées des quelques restaurants haut de gamme où les diplomates en poste à Kotorosk se mêlaient à toutes les variétés de profiteurs de guerre. Ils commandèrent des truites de la Milva qu'on leur servit accompagnées des derniers champignons de l'automne, et Jean-Yves Delorce attendit que le garçon se soit éloigné pour résumer à Philippe les critiques .de Polex sur leur travail commun. Le cameraman enleva la peau de son poisson avec dextérité puis détacha lentement les filets avec le plat de son couteau sans emporter la moindre arête. Il piqua les pointes de sa fourchette à l'intérieur de son demi-citron pour arroser la chair. - On n'est pas plus cons que les autres... C'est toujours possible de bricoler un truc... - Tu penses à quelque chose de précis ? Page 3 sur 8 72 76 80 84 88 92 96 100 8 DAENINCKX Didier, Passages d’Enfer, “Le Salaire du sniper” - Pas encore, uploads/Litterature/ ob-2626de-le-salaire-du-sniper.pdf
Documents similaires










-
42
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1120MB