Livres de peintre et livres d'artiste: quel enjeu pour la Bibliothèque Cantonal

Livres de peintre et livres d'artiste: quel enjeu pour la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne? Silvio Corsini Il existe un étrange parallèle chronologique entre le combat des femmes pour se libérer de l'emprise masculine et celui des artistes pour s'émanciper de la primauté traditionnellement accordée au texte sur l'image. Des enlumineurs médiévaux aux illustrateurs, l'image reste subordonnée à la parole écrite. Elle est là pour mettre en lumière, donner du lustre, un peu à la manière d'un maquillage ou d’une parure. Certes, l’imagination des enlumineurs et des illustrateurs est sans borne; elle va parfois plus loin, elle est parfois plus profonde, plus vraie que le texte qu'elle est censée mettre en valeur. Mais le travail graphique reste subordonné au discours écrit. Dès la fin du 19e siècle, à la faveur de l'appropriation par les artistes des techniques artisanales autrefois principalement utilisées afin de multiplier les images, rendues caduques sur le plan industriel par le développement de la photogravure, le rapport de l'artiste au livre se transforme radicalement. Canalisé par des galeristes et éditeurs d'art tels Ambroise Vollard, Henri Kahnweiler, llliazd et bien d'autres encore, cet engouement pour la gravure originale est à l'origine, dans la première moitié du 20e siècle, de la publication de nombreuses éditions bibliophiliques à tirage restreint, où gravures originales et textes dialoguent d'une manière nouvelle. Ce travail plastique à partir de l'écrit trouve son prolongement dans les premiers livres d'artiste, apparus dans les années 1960, qui se veulent des créations à part entière dans lesquelles l’artiste introduit, en la mutilant parfois, une matière textuelle dont il est parfois lui-même l'auteur. À partir de ce moment, les cadres traditionnels dans lesquels étaient circonscrits les livres de peintres explosent, laissant libre cours à toutes sortes d'expérimentations et de revendications. La Suisse romande abrite, depuis plusieurs dizaines d'années, de nombreux artistes engagés dans la création de livres originaux, ainsi que plusieurs ateliers de gravure dont la réputation dépasse les frontières du pays. Réalisés tantôt à l'aide de matériaux et techniques nobles, tantôt avec des moyens plus simples, les livres produits dans ce contexte témoignent d'un désir évident de s'approprier un support mil lénaire pour l'interroger et le réinterpréter. La Bibliothèque cantonale et universitaire, à Lausanne, chargée de conserver et de transmettre aux générations futures le patrimoine imprimé vaudois, voue une attention particulière à ces livres qui sortent des sentiers battus. Depuis une cinquantaine d'années, elle s'efforce de réunir une collection de livres de peintre et de livres d'artiste aussi représentative que possible. Si les artistes et artisans romands y sont fortement représentés, les ouvrages produits à l'étranger, notamment en France, offrent un panorama très riche de la création contemporaine dans ce domaine peu connu du grand public, en raison de tirages souvent confidentiels, quand il ne s'agit pas de livres uniques. Quelques-uns des trésors conservés à la Réserve précieuse de la BCU, dans le fonds des livres de création modernes, ont constitué une source de choix pour les chercheurs et étudiants impliqués dans le projet Neige-Blanc-Papier, projet qui a par ailleurs permis de «repêcher» un ouvrage magistral en relation directe avec cette thématique qui manquait à nos collections, Début et fin de la neige (1989, Genève: Jacques Quentin), texte d'Yves Bonnefoy et interventions de Geneviève Asse. Chargé de la mise en valeur des fonds précieux conservés à la BCU, pouvais-je rêver plus belle opportunité de donner à voir et de faire vivre ces livres hors norme? «Neige» d'Alain Borne Marie Capel Le motif de la neige chez quelques prédécesseurs d'Alain Borne Neige et 20 poèmes paraît le 30 juin 1941 dans la revue Poésie41, fondée et dirigée par Pierre Seghers. Alain Borne n'innove pas lorsqu'il fait de la neige un objet littéraire - nombre de poètes se sont en effet prêtés à cet exercice avant lui - mais il est l'un des rares à avoir consacré à cette thématique un recueil entier, en particulier la pièce éponyme «Neige» [Borne 1980-1981, voü: 31J, sans en faire un simple arrière-plan. De fait, la neige fournit le plus souvent le cadre paysager d'une micro-action ou d'un épisode plus conséquent de l'Histoire, comme c'est le cas dans IL'expiation» (1852) de Victor Hugo [ 196?: 136-146], qui dépeint le sinistre retour de Russie des troupes napoléoniennes à l'hiver 1812. La récurrente expression «Il neigeait», les allusions au froid et à l'inquiétante brume hivernale renforcent le caractère cosmique du désastre militaire; l'environnement neigeux éminemment funèbre dans lequel s'inscrit la déroute de l'armée («Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse / Pour cette immense armée un immense linceul»] n’est décrit que dans la mesure où il sert l'effet pathétique du discours. Hugo subordonne très clairement le paysage à l'événement militaire, et n'accorde au motif de la neige qu'un rôle symbolique. Nombreuses sont également les descriptions d'une atmosphère hivernale, propice au repli frileux près d'une cheminée, qui servent à légitimer l'amorce d'un récit. C'est le cas dans «La neige» d'Alfred de Vigny (1820): Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouterdes histoires, Des histoires du temps passé, Quand les branches d'arbres sont noires, Quand la neige est épaisse et charge un soi glacé! Vigny [1986: P9] Accorder au motif de la neige une place centrale n'est donc pas, de la part d'Alain Borne, un geste poétique anodin. Avant lui, outre quelques vers de jeunesse de Guy de Maupassant («Nuit de neige»1), c'est essentiellement sous la plume des poètes d'inspiration symboliste et élégiaque, dans la lignée de François Coppée («Il a neigé la veille et, tout le jour, il gèle... »2), que l'on trouve les principaux exemples d'un traitement spécifique du paysage d'hiver. Le poète belge Georges rodenbach [ 1888, «Ô Neige, toi la douce endor-meuse de bruits... »3], son compatriote Emile Verhaeren [ 1895, «La neige»: 128-129], mais surtout Francis Jammes («Il va neiger...», «Vieille maison»4) s'illustrent dans le registre paysager, qu'il soit champêtre ou urbain, avec plus ou moins d'échos pour la postérité. Tous ces poèmes ont en commun d’évoquer le paysage d'hiver de façon explicite et de le traiter littérairement sur le mode naturaliste. L'ancrage référentiel est renforcé par une cohésion sémantique très solide, et la neige est représentée dans le poème telle qu'elle est perçue dans la réalité, c'est-à-dire par l'intermédiaire des sens. Il n'est d'ailleurs pas rare que la progression de la description du poème corresponde au mouvement de l'œil d'un spectateur fictif. Les prédécesseurs symbolistes et élégiaques d'Alain Borne veillent à la mise en relation spatiotemporelle des éléments du décor qu'ils dépeignent. La neige est ainsi clairement située par rapport aux autres éléments du décor, se déposant «Loin, tout au loin, dans le vague des avenues» chez Rodenbach, ainsi que sur «les toits, les ornements de fer et la margelle / Du puits, le haut des murs, les balcons, le vieux banc» mais encore «dans le jardin» chez Coppée, «sur les maisons / Et les granges et leurs cloisons» et «au carrefour des chemins tors» chez Verhaeren; elle recouvre «la grande plaine» et frange «le coin d'un bois» jusqu'à l'«horizon» chez Maupassant, et se trouve même géographiquement située chez Hugo - en Russie. L'ancrage temporel est tout aussi ferme, souvent assez précis pour que soient indiqués à la fois le moment auquel le paysage est représenté et la durée de la scène. En ce qui concerne la place de l'énonciateur au sein du poème, on peut observer deux tendances. La première consiste, pour l'énonciateur, à se confondre avec la scène décrite, comme s'il cherchait à s'indure au paysage évoqué. C'est le cas dans le texte de Hugo, où le pronom collectif indéfini «on» semble exprimer le point de vue indistinct de la foule des soldats en déroute au milieu des neiges, en y incluant celui de l'observateur/rapporteur*. Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. [... ] On ne connaissait plus les chefs ni les drapeaux. Hier la grande armée, et maintenant le troupeau. On ne distinguait plus les ailes ni le centre: Il neigeait. [... ] Hugo [196?: 136] Avec cette confusion des plans énonciatifs, l’auteur vise sans doute à rendre le caractère nébuleux, tourmenté de cette scène de débâcle, où la neige complique encore l'opération des troupes débandées en brouillant les frontières visibles et en neutralisant les contrastes; la silhouette dressée de Napoléon s'en détache de façon d'autant plus spectaculaire que ce dernier apparaît avec le pronom clairement individué «il» quand tous les autres personnages figurent en vrac sous un «on» indifférencié. Il est possible également que le «on» inclue le témoin de la scène afin de susciter auprès du lecteur une réaction empathique face à l'évocation de la catastrophe. On observe la tendance inverse lorsque l'énonciateur du poème s’exclut du paysage qu’il décrit, et qu'il se replie sur un «intérieur», réel ou figuré, auquel s'opposerait l’«extérieur» visible (ou simplement projeté) de la scène hivernale. Ce mouvement de retrait est, notamment chez Jammes, légitimé par la rigueur du froid à l'extérieur, qui contraste avec le caractère confortable et accueillant de l’intérieur bourgeois ou paysan, véritable abri pour le poète: «Il va neiger dans quelques jours. [...] / Je uploads/Litterature/ neige-borne-du-bouchet-roud-bonnefoy.pdf

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