Monsieur Jacques Rancière Histoire des mots, mots de l'histoire In: Communicati
Monsieur Jacques Rancière Histoire des mots, mots de l'histoire In: Communications, 58, 1994. pp. 87-101. Citer ce document / Cite this document : Rancière Jacques. Histoire des mots, mots de l'histoire. In: Communications, 58, 1994. pp. 87-101. doi : 10.3406/comm.1994.1882 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1994_num_58_1_1882 Jacques Rancière* Histoire des mots, mots de l'histoire (entretien avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière) Question : A quel moment de votre parcours avez-vous ressenti le besoin de réfléchir puis d'écrire sur V écriture de l'histoire, à quel moment de votre cheminement ? Jacques Rancière : II y a eu deux moments, en fait, où la question de récriture de l'histoire s'est posée pour moi : une première fois pratique ment, et une deuxième fois plus théoriquement. J'étais en train d'écrire La Nuit des prolétaires. Au départ, je pensais parvenir à un type d'intell igibilité de la parole ouvrière qui la renvoyait à un certain mode d'être, à une culture. Mais je me suis aperçu que ce type d'explication ne ren dait pas compte de la réalité en question, que, en enfermant ces expres sions dans une sorte de corps collectif ouvrier, j'annulais en fait le type de vérité qui était en question, là. La question de l'écriture se posait donc ainsi : je ne pouvais pas adopter un type de récit, un type de nar ration à fonction réaliste, à fonction naturalisante. Je ne pouvais pas adopt er ce type de récit qui fait en quelque sorte sortir un corps d'un lieu, sortir une voix de ce corps. Ce mode de récit qu'on pourrait appeler réaliste « autorise » la position des parleurs qu'il met en scène en les cam pant dans «leur» monde. Or il s'agissait ici de rendre compte de la consti tution d'un réseau de discours illégitimes, brisant une certaine identité, un certain rapport entre les corps et les mots. Par conséquent, il me fal lait décrire cela autrement pour rendre à cet univers de parole son carac tère à la fois in-autorisé et lacunaire, pour rendre aussi à ces expériences toute leur ambiguïté et leur indécidabilité. Je me suis donc aperçu qu'il n'était pas possible de raconter dans un récit à la Hugo ou à la Zola. * Auteur notamment des Noms de l'histoire. Essai de poétique du savoir (Éd. du Seuil, 1992), et de La Nuit des prolétaires (Fayard, 1981), Jacques Rancière est philosophe et enseigne l'esthétique à l'univers ité Paris VIII. 87 Jacques Rancière II fallait adopter un type de récit qui, apparemment, ne convenait pas pour parler du peuple, emprunter à d'autres modèles (Proust ou Virgi nia Woolf, par exemple) ; c'est-à-dire choisir un mode de récit qui ne commence pas par situer, par enraciner, mais qui parte du caractère fragmentaire, lacunaire, indécidable, partiellement décidable, de ces paroles, un type de récit à la Virginia Woolf, où il y a des voix qui petit à petit s'entrecroisent et construisent en quelque sorte tout l'espace de leur effectivité. Il s'agissait de construire un récit où l'on puisse voir comment non pas un corps produit des voix, mais des voix dessinent petit à petit une sorte d'espace collectif. Donc, dans un premier temps, j'ai rencontré le problème de l'écriture d'une manière pratique, mais qui bien sûr renvoyait aussi à ce qu'on pourrait appeler une « politique diffuse », puisque l'époque où j'écrivais La Nuit des prolétaires était celle où régnait un certain « tour » ethnologique qui opérait la traduction poli tique des savoirs sociaux et de l'histoire en particulier : une idée de la communauté fondée sur les identités, les terroirs, les métiers, etc. La critique de cet ethnologisme banalisé était à l'horizon de mon travail de l'époque. Plus tard, la direction prise par mon travail a relégué cette préoccupat ion au second plan. La Nuit des prolétaires avait étudié la manière dont des ouvriers avaient pu détourner le langage des autres (bourgeois, savants, poètes) pour remettre en cause la place que l'ordre du discours leur assignait dans l'ordre social. Leur subversion passait par le refus d'une parole supposée propre au mode d'être ouvrier. A partir de là, j'ai été amené à réfléchir plus généralement sur les rapports entre le par tage des discours et le partage social : comment la philosophie concept ualise la signification de l'activité de l'artisan d'une manière qui assigne celui-ci à la place qui convient à son être ; comment l'histoire sociale ou la sociologie lie le statut de « bon » objet de la science à la représentat ion d'un rapport entre un mode d'être et une manière de faire ou de dire propre à l'identité populaire ; comment cela se réfléchit dans le par tage entre les savoirs, et comment le partage entre les savoirs intervient dans le partage social. Je me suis intéressé tout particulièrement aux lieux et aux moments discursifs où ces partages deviennent problématiques ; où, par exemple, la philosophie ou la science a besoin de passer par le mode du récit pour lier la question du statut de la science ou de la pensée à celle des partages sociaux ; où la vérité doit se dire sur le mode de la fiction, etc. Question : Ces «moments discursifs», vous les trouvez aussi bien dans le domaine philosophique que dans le domaine historique, apparemment? 88 Histoire des mots, mots de l'histoire Jacques Rancière : Oui. Et cette question du récit, du texte, elle a d'abord été posée de manière inaugurale par Platon. Ce philosophe m'intéresse particulièrement, parce que Platon, c'est véritablement un dispositif d'écriture ; il « condamne » l'écriture mais en même temps il met en perspective une série d'écritures, de critiques d'écritures : les poètes, les historiens critiquant les traditions des poètes, les philoso phes critiquant les poètes, et ainsi de suite. Dans ce dispositif d'écri ture, il y a des formes spécifiques de passage de l'argument au récit. Ce passage se fait tout spécialement à propos de deux nœuds de pen sée. Premièrement, là où est en question le rapport de la pensée à la vérité. Parce qu'il y a finalement une hétérogénéité de la vérité par rapport à tout ce que le discours peut construire. Au fond, le discours philosophique ne se rapporte à la vérité que pour autant qu'il devient hétérogène à lui-même. Dans le Phèdre, au moment où s'amorce le grand récit de l'âme comme attelage ailé, Platon parle de ce lieu de la vérité qu'aucun poète n'a su ni ne saura chanter, et il dit que c'est le moment de parler vrai quand on va parler de la vérité. Mais, pour «dire vrai en parlant de la vérité », il raconte une histoire. Le deuxième moment type où l'argument donne la place au récit est celui où la question du partage de la pensée se lie à la question du partage social. J'évoque là les grands « mythes » politiques qui s'efforcent de rapporter les fo rmes de la distribution politique à l'inégale participation des âmes à la puissance de la pensée et du discours, les mythes qui destinent les uns à la fonction de législation, les autres à la puissance de guerriers, les derniers à la condition d'artisans. Question : Si vous le voulez bien, restons encore un peu chez les Grecs. Vous avez choisi le terme «poétique» dans le sous-titre de votre dernier ouvrage1 : pouvez-vous le définir plus précisément? L'opposez-vous à «rhétorique», ou encore à «esthétique»? Jacques Rancière : Quand je parle de « poétique », je pense d'abord en fonction d'Aristote ; je pense souvent en fonction de catégories qui sont des catégories grecques, mais qui continuent à fonctionner. « Poéti que » conceptualise un mode d'activité qui construit ce qu'Aristote nomme un muthos. « Poétique du savoir » sous-entend qu'il y a une construction narrative du savoir et un discours qui s'interroge sur cette construction. Alors que dans «esthétique» j'entends aisthesis : une manière d'être affecté par un objet, un acte, une représentation, une manière d'habiter le sensible. Si vous voulez, « esthétique » est pour moi du côté de la récept ion, et «poétique» du côté de l'activité. 89 Jacques Rancière Question : Peut-on dire, au fond, qu'à la différence de la poétique la rhétorique n'engage pas la pensée? Jacques Rancière : Oui. Avec la poétique, c'est la visée propre du dis cours dont il s'agit. Ainsi, si on prend l'exemple du récit historique chez Braudel (dont je traite dans Les Noms de l'histoire), il s'agit proprement de la fonction du récit dans la science même. On touche là, plus généra lement, la manière dont la science se donne le corps de vérité de sa parole ; cela va beaucoup plus loin que l'idée de rhétorique comme ornementat ion du discours, et même comme puissance du vraisemblable. Par ai lleurs, traditionnellement, la «rhétorique», c'est aussi l'art de conduire une parole, qui vise à un effet spécifique sur un auditeur, un juge, un spectateur, etc. «Poétique» désigne, à mon sens tout du moins, une opération qui se situe dans la perspective d'une vérité, et non dans la perspective uploads/Litterature/ mot-s-de-la-histoire-histoire-des-mots-ranciere 1 .pdf
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- Publié le Mai 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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