Andrea Del Lungo Maurice Blanchot : la folie du commencement In: Cahiers de l'A
Andrea Del Lungo Maurice Blanchot : la folie du commencement In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 343-375. Citer ce document / Cite this document : Del Lungo Andrea. Maurice Blanchot : la folie du commencement. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 343-375. doi : 10.3406/caief.1998.1329 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329 Nous publions ci-dessous le texte de l'article qui a mérité le Prix annuel de l'Association, réservé à un jeune chercheur. Le lauréat, Andrea Del Lungo, est italien. Son article, dont nous publions la version française avec l'aimable autorisation des édi teurs, a paru pour la première fois sous le titre « Maurice Blan- chot : la follia dell'inizio », dans les Studi di letteratura francese (XXII, 1997, pp. 215-237) (N.D.L.R.). MAURICE BLANCHOT : LA FOLIE DU COMMENCEMENT Les Sirènes : il semble bien qu'elles chantaient, mais d'une manière qui ne satisfaisait pas, qui laissait seulement entendre dans quelle direction s'ouvraient les vraies sources et le vrai bonheur du chant. Toutefois, par leurs chants imparfaits qui n'étaient qu'un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter com mencerait vraiment (1). Énigmatique et inhumain, séduisant et fatal, le chant des Sirènes ne peut que représenter le symbole d'un piège effrayant, celui de la parole romanesque, maintes fois évo qué par Maurice Blanchot dans ses premières réflexions théoriques (2) : en ouverture du Livre à venir, ce chant constitue « la rencontre de l'imaginaire », métaphore se référant moins à l'idée d'une parole errante et infinie qu'au récit même, dans sa tension vers l'absence, vers le (1) Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959 (coll. « Folio Essais », 1986, pour l'indication des pages), p. 9. (2) On peut voir, par exemple, « Le roman, œuvre de mauvaise foi », Les Temps modernes, 19, 1947, pp. 1304-1317 ; et « Le langage de la fiction », dans La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, pp. 79-89. 344 ANDREA DEL LUNGO lieu de disparition de la parole, vers le vrai commence ment d'une insaisissable œuvre à venir. D'ailleurs, l'idéal fantasmatique du Livre absolu et, de toute évidence, impossible, ne peut qu'assigner au début un caractère de pure abstraction, tel un point d'attrait d'une parole qui, se situant dans un « avant » indéfini, efface l'origine et la re sponsabilité de tout acte inaugural. Et pourtant, si l'on revient à la parabole du chant des Sirènes, il faudrait réfléchir aussi sur la ruse formidable et symbolique d'Ulysse, navigateur astucieux qui échappe à la séduction par une double feinte éminemment fictionnelle : la « sur dité étonnante de celui qui est sourd parce qu'il entend » (3). Tout en croyant donc à son mensonge, ou mieux en faisant semblant d'y croire, Ulysse impose le silence aux Sirènes et nous conduit dans la navigation du récit, jouant ainsi le rôle même de l'écrivain — dont il est l'emblème : « Quand Ulysse devient Homère... » — par la détermination de l'origine d'une parole qui affirme son propre commencement. C'est justement sur la base de cette contradiction inso luble entre l'apparence et la réalité de la prise de parole que la question du début se pose d'une façon centrale dans l'œuvre narrative de Blanchot : une œuvre qui, mal gré sa spécificité, ne peut échapper à la nécessité de la délimitation, ni à la contrainte du début, en tant que caté gorie logique essentielle du discours, lieu canonique de construction de la forme et du sens du texte dans un rap port communicatif avec le lecteur (4). Cet essai propose donc d'analyser les stratégies d'ouverture des œuvres narratives de Blanchot tout en essayant d'éviter, d'abord, les tentations dangereuses qui traversent plusieurs lec tures critiques de l'œuvre même : spéculation philoso phique, glorification de l'hermétisme ou, surtout, (3) Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 11. (4) Pour une analyse de l'œuvre narrative de Blanchot, dans sa spécificité mais aussi dans sa conformité aux règles du genre romanesque, on peut voir l'article de Christophe Bident, « Le secret Blanchot », Poétique, 99, 1994, pp. 301-320. BLANCHOT ET LE COMMENCEMENT 345 recherche de conformité entre l'œuvre narrative et la réflexion critique de l'auteur qui est, en grande partie, postérieure. On pourrait au contraire affirmer que l'expé rience d'écriture narrative - terminée en 1962 par L'Attent e l'oubli, véritable roman sur le vide - conduit Blanchot à renverser son point de vue sur certaines questions, jus qu'à l'ébranlement, voire l'effondrement de l'idéal même du Livre. Le parcours que je voudrais donc suivre se foca lise d'abord sur ces questions, aussi essentielles qu'indé terminées dans leur contradiction — l'écriture, le neutre, le fragmentaire, le commencement — , pour ensuite analy ser les incipit de certaines œuvres narratives de Blanchot, qui témoignent d'un tracé chronologique évident vers la thématisation de l'impossibilité du récit ; et cette insistan ce suspecte pourrait finalement cacher le leurre ultime d'une parole narrative qui, par le creusement absolu du langage, se situe sous l'attrait de l'absence pure ; d'une parole, donc, qui impose d'abord le silence pour indiquer et commenter ensuite le vide, se dissimulant jusqu'à la disparition, et interdisant tout rôle de réception au lecteur. Par le renversement d'une opinion largement partagée par la critique, qui ne cesse de souligner le caractère frag mentaire et précaire de la voix narrative des œuvres de Blanchot, la thèse que je voudrais ici soutenir est que cette parole, notamment lors de son acte inaugural, relève en réalité du mode autoritaire, par la force et la tension conti nue qui sont propres à son entreprise d'effacement : tout en exposant ses pièges, elle entraîne le lecteur dans un espace vide, dans ce point d'absence de la littérature où le silence nous conduit finalement à une mort symbolique. « Ce jeu insensé d'écrire » L'œuvre de Maurice Blanchot, interrogation infinie sur les questions du langage et de l'écriture, se situe entièr ement dans la trace de cette phrase de Mallarmé, mise en exergue à L'Entretien infini comme figure emblématique d'une écriture, typiquement moderne, qui réfléchit sur 346 ANDREA DEL LUNGO elle-même, sur ses possibilités, voire sur son sens. La réflexion de Mallarmé — référence incontournable de ce livre, depuis la note introductive qui définit, avec une clarté étonnante, les motivations et les enjeux de l'écriture — prend chez Blanchot un intérêt d'ordre aussi bien esthétique qu'historique : d'un côté, elle affirme la nécess ité d'un travail littéraire qui, tout en dépassant les dis tinctions et les conventions génériques, ne peut que poser « la question du langage, puis, par la question du langage, celle qui peut-être la renverse et se rassemble dans le mot [...] : écrire » (5) ; de l'autre, en perspective historique, cette vision renverse la fonction même de l'écriture qui, une fois affranchie de la servitude de la « pensée dite idéaliste », peut dégager son pouvoir de subversion : une écriture par laquelle tout est mis en cause, et d'abord l'idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité et de l'Un, puis l'idée du Livre et de l'Œuvre, en sorte que cette écriture [...], loin d'avoir pour but le Livre, en marquerait plutôt la fin : écritu re qu'on pourrait dire hors discours, hors langage (6). Et voilà que, de façon surprenante, l'idéal de l'œuvre à venir — ainsi que la tension vers le Livre absolu — s'écroule par l'évocation d'une écriture qui marque just ement la fin de tout idéal : non par hasard, dans la note d'ouverture de L'Entretien infini le dernier enjeu de l'écri ture concerne le sens, conçu moins comme signification — car le propre de l'entreprise de Blanchot est justement de dépasser les principes fondant notre culture — que comme direction, attrait irrésistible de l'écriture vers cet espace hors-langage qui est celui de l'absence et, finale ment, du neutre, terme qui revient incessamment dans la réflexion de l'auteur, sans pourtant trouver une véritable définition conceptuelle (7). (5) Maurice Blanchot, L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. VII. (6) Ibidem. (7) Même Blanchot avoue l'impossibilité conceptuelle du neutre, dans les notes finales de L'Entretien infini (cf. p. 629). BLANCHOT ET LE COMMENCEMENT 347 Le « jeu insensé » trouve ainsi sa direction, par une écri ture dont le rôle est à la fois destructif, à l'égard du savoir qui en est le présupposé, et proprement transgressif : Invisiblement, l'écriture est appelée à défaire le discours dans lequel, si malheureux que nous croyons être, nous res tons, nous qui en disposons, confortablement installés. Écri re, sous ce point de vue, est la violence la plus grande, car elle transgresse la Loi, toute loi et sa propre loi (8). La réflexion initiale de L'Entretien infini semble donc indiquer le point de départ d'un parcours possible vers l'écriture du neutre, par un trajet qui sera pourtant de plus en plus incertain au fil des pages, jusqu'à se perdre dans une sorte de vide conceptuel. Sans vouloir proposer une analyse systématique sur la question du neutre, qui a déjà fait l'objet de uploads/Litterature/ maurice-blanchot-la-folie-du-commencement.pdf
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- Publié le Mai 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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