OCTAVE MIRBEAU ET SES ILLUSTRATEURS : UN DIALOGUE DES ARTS ? Chantre des impres

OCTAVE MIRBEAU ET SES ILLUSTRATEURS : UN DIALOGUE DES ARTS ? Chantre des impressionnistes et de la jeune avant-garde du tournant du siècle, Octave Mirbeau a toujours défendu et revendiqué l’indépendance de la peinture envers la littérature. Il en est de même dans l’exercice particulier qu’est le livre illustré. Durant le dernier tiers du XIXe siècle, l’illustration est au cœur d’un véritable débat qui entraîne une réflexion sur la hiérarchisation des techniques et de leurs valeurs, suite à la démocratisation du lectorat et au développement des procédés de reproduction photomécanique1. Face à cette production de masse, et en raison de la raréfaction des livres illustrés du XVIIIe siècle, naît le livre illustré moderne, qui doit répondre aux attentes d’un lectorat d’esthètes et de bibliophiles2. Il semblerait que le mot d’ordre de « la bibliophilie 1900 » soit tourné vers la création, comme le suggère Henri Béraldi dans La reliure du XIXe siècle : « Désormais, si tu veux des livres, fais-les-toi toi-même3. » Il précise, quelques lignes après, les enjeux de cette formule : « Les faire, c’est-à-dire non seulement confectionner des exemplaires exceptionnels, mais aussi provoquer directement la production du livre lui-même, le fabriquer, ou collaborer à son éclosion4 […]. » Cependant, nombre d’éditeurs, avant de se lancer dans ce type de collaboration onéreuse5, préfèrent se garantir l’accueil d’un public bourgeois aux goûts conservateurs, en privilégiant les illustrateurs à la facture académique. Il en découle une production souvent de médiocre qualité6. À cette conception commerciale du « beau livre » s’oppose celle du livre d’art, défendue par Burty, Morin ou encore Aurier. Mais, face aux réticences des libraires, cette nouvelle forme de livre apparaît en partie dans des circuits parallèles. Mirbeau prend position dans ce débat, dès 1885, dans deux chroniques consacrées à des éditions illustrées, la première de Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, et la seconde des Diaboliques, de Barbey d’Aurevilly, dans les « Notes sur l’art. À propos de Manon Lescaut7 » et « Félicien Rops8 ». Il y développe une conception élitiste de l’illustration. Tout d’abord, elle ne doit pas être simplement ornementale et illustrative, pas plus qu’elle ne doit se limiter 1 Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), Walter Benjamin a montré que la concurrence des procédés de reproduction photomécanique – et plus particulièrement la photographie – a remis en question l’unicité et donc l’intégrité de l’œuvre d’art. De même, Anne-Christine Royère et Julien Schuh expliquent que l’introduction de ces techniques photomécaniques dans le domaine de l’illustration a fait naître une hiérarchie typiquement platonicienne, opposant l’industrialisation à l’artisanat : l’œuvre originale, première incarnation de l’idée de l’artiste, subit une altération lors de sa reproduction, signe de dégradation ontologique. Dans cette nouvelle hiérarchie, c’est l’originalité qui prime. Voir Anne-Christine Royère et Julien Schuh (dir.), L'illustration en débat : techniques et valeurs, 1861-1931, Reims, Éditions des presses universitaires de Reims, 2015, p. 25-31. 2 Ibid., p. 33. 3 Henri Béraldi, La Reliure au XIXe siècle, t. 4, Paris, L. Conquet, 1895, p. 11. 4 Ibid., p. 11-12. 5 Ambroise Vollard souligne qu’au moment de leur parution, nombre des livres illustrés qu’il a édités ont été des échecs financiers. Ce fut le cas, par exemple, de Parallèlement, de Verlaine, illustré par Bonnard. Voir Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux [1937], Paris, Albin Michel, 2007, p. 283-285. 6 Mirbeau fustige tant le choix des illustrateurs que la piètre qualité des reproductions – ce dernier argument ayant été pointé par Burty dès 1867. Voir Octave Mirbeau, « Notes sur l’art. La Dame aux camélias », 4 septembre 1885, in Combats esthétiques, Paris, Séguier, 1993, t. 1, p. 211 (dorénavant indiqué CE) : « Presque toutes les gravures à l’eau-forte que publient les éditeurs se ressemblent, c’est-à-dire qu’elles ressemblent à tout, excepté à l’eau-forte. Ce sont en général des vignettes polies et ficelées qui tiennent de la lithographie, de la photogravure, de tout ce que l’on voudra, excepté de la pointe et de l’acide. » 7 Octave Mirbeau, « Notes. Sur l’art. À propos de Manon Lescaut », La France, 30 octobre 1885, in CE 1, p. 218-219. 8 Octave Mirbeau, « Félicien Rops », Le Matin, 19 février 1886, CE 1, p. 240-243. 1 à un rapport de subordination au texte9. Pour Mirbeau, il ne s’agit donc de proposer ni une illustration littérale du texte, ni une illustration trop explicitement symbolique. C’est en effet ce qu’il reproche à l’édition de Manon Lescaut illustrée par Maurice Leloir10, parfait contre- exemple de ce qu’attend le critique : « Monsieur Leloir, qui se moque de la fantaisie, de la sensibilité, de la poésie, et en général de tout ce que la peinture peut contenir d’humanité, n’a qu’un souci, celui de la reconstitution11. » Force est de constater que cette édition, parue chez Launette, oscille entre souci de la reconstitution historique12, plongeant le lecteur au XVIIIe siècle, et représentation allégorique des plus explicites13. Il n’y a qu’à observer le bandeau programmatique de la première partie (figure 1), qui annonce les tourments amoureux du narrateur avec force symboles. Le héros, embarqué sur une mer houleuse évoquant les tourments de l’amour, enlace une fallacieuse sirène, double de Manon, tandis qu’un putto le vise de son arc à l’autre bout de la barque : le lecteur ne peut avoir aucun doute, cet amour sera fatal ! Quant aux illustrations hors-texte, elles révèlent à la fois le souci de vérité historique qui anime Leloir et la fidélité au texte littéralement mis en image. C’est le cas, par exemple, de la planche faisant face au récit de la rencontre de Manon et Des Grieux (figure 2). Le couple, en pleine conversation, au premier plan, campe les deux personnages principaux : Manon, dont nous savons seulement qu’elle avait paru « si charmante14 » au narrateur, prend les traits concrets d’une jeune beauté du XVIIIe siècle, telle que l’on peut en trouver dans les toiles de Watteau. De même, les costumes des protagonistes reprennent avec précision la mode du siècle des Lumières. La cour de l’hôtellerie, à l’arrière-plan, est reconstituée avec minutie et le lecteur peut distinguer à gauche la silhouette réprobatrice de Tiberge et à droite « un homme […], qui […] s’empressait pour faire tirer son équipage des paniers15 ». Il est enfin à noter qu’il n’est pas une seule page qui soit épargnée par une ornementation purement décorative : une ornementation végétale et architecturale, reprenant l’esthétique rococo, encadre des vignettes mettant en scène, d’une manière souvent redondante, un élément du texte. L’échec de Leloir réside, selon Mirbeau, dans son incapacité à traduire la force et la complexité des sentiments, voire à comprendre « cette histoire d’amour poignante, la plus étonnante étude de psychologie humaine, un morceau découpé en pleine vie éternelle16 ». Pour illustrer un livre, il faudrait donc une âme d’artiste et même « un artiste de génie, comme Félicien Rops […] [qui] y eût mis des sensations cruelles et grandes, quelques choses de son âme, de ses nerfs ; il eût reconstitué la Manon qu’il a connue, aimée peut-être, dont il a souffert et il n’eût point songé aux robes, ni aux boucles, ni aux dentelles17 ». Le participe passé, en italique dans le texte, souligne l’importance qu’accorde Mirbeau au travail créateur 9 Anne-Marie Christin rappelle que la fonction descriptive assignée à l’image domine le XIXe siècle. Il faudra attendre la fin de ce siècle pour que l’image recouvre son autonomie perdue depuis plus d’un siècle. Voir Anne- Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, Paris, 1995, p. 158. 10 N’ayant pu poursuivre ses études aux Beaux-Arts, Maurice Leloir (1853-1940) se tourna vers l'illustration d'ouvrages classiques, ce qui accrut son goût pour le costume ancien, et particulièrement celui du XVIIIe siècle. 11 Octave Mirbeau, « Notes sur l’art. À propos de Manon Lescaut », in CE 1, p. 218. 12 En cela, Leloir s’apparente aux artistes de l’Académie auxquels Mirbeau reproche leur approche archéologique de la peinture et de la sculpture qui sont alors coupées de la vie. Cette même opposition entre tradition académique et art indépendant traverse les débats qui animent le champ de la bibliophilie et de l’édition qui est en train d’évoluer, en réaction au développement de la reproduction photomécanique de l’image. Ce n’est probablement pas un hasard si Leloir fonde en 1907 la Société d’histoire du costume. 13 Un tel choix éditorial flatte le goût du bourgeois tout en proposant au bibliophile un succédané des éditions tant recherchées du XVIIIe siècle en privilégiant le choix d’un auteur des Lumières, que Leloir illustre dans un style rococo. 14 Abbé Prévost, Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, illustrations de Maurice Leloir, Paris, H. Launette, 1885, p. 10. 15 Ibid., p. 9. 16 Octave Mirbeau, « Notes. Sur l’art. À propos de Manon Lescaut », in CE 1, p. 219. 17 Ibidem. 2 du graveur ou du peintre qui ne se doit pas d’être un simple illustrateur, car il s’agit de faire entrer en résonance deux âmes d’artistes. Quelques mois après sa critique acide du uploads/Litterature/ marie-bernard-bat-octave-mirbeau-et-ses-illustrateurs-un-dialogue-des-arts.pdf

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