Mohamed Choukri est né en 1935 près de Nador dans le Rif marocain. À l’âge de s
Mohamed Choukri est né en 1935 près de Nador dans le Rif marocain. À l’âge de sept ans, il débarque à Tanger avec ses parents, fuyant la famine qui sévit dans le Maroc oriental. Durant son adolescence, il mène une vie de vagabond et subsiste en faisant toutes sortes de petits métiers. En 1956, à l’âge de vingt et un ans, il entre à l’école et apprend à lire et à écrire. Très vite, il écrit ses premiers poèmes et nouvelles, suit le cours de l’École normale et devient instituteur. Dès 1966, il publie dans les revues littéraires arabes, américaines et anglaises et fréquente Jean Genet et Tennessee Williams. En 1981 paraît à Paris la première partie de son autobiographie, Le Pain nu, traduite par Tahar Ben Jelloun. Aussitôt traduite en plus de douze langues, et connaissant un succès considérable, c’est aujourd’hui un livre culte. Mohamed Choukri est l’auteur de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, d’essais littéraires, de témoignages et de nombreux articles. Il a reçu le prix de l’Amitié franco-arabe en 1995. Il est mort à Rabat le 15 novembre 2003. DU MÊME AUTEUR Le Pain nu Éditions François Maspero, 1981 et « Points », n°P365 Jean Genet et Tennessee Williams à Tanger Quai Voltaire, 1992 Le Fou des roses La Découverte, 1992 Saga maure (en collaboration avec Martine Voyeux et Manuel Vázquez Montalbán) Marval, 1995 Jean Genet (suite et fin) D. Devillez, 1996 Zoco Chico D. Devillez, 1996 Paul Bowles Le reclus de Tanger Quai Voltaire, 1997 Mohamed Choukri LE TEMPS DES ERREURS ROMAN Traduit de l’arabe par Mohamed El Ghoulabzouri Éditions du Seuil TEXTE INTÉGRAL TITRE ORIGINAL Zemen El Akhtaa © 1992, Mohamed Choukri, Rabat ISBN 978-2-02-078989-9 (ISBN 2-02-019675-1, 1re publication) © Éditions du Seuil, octobre 1994, pour la traduction française Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles I.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 1 Une fleur sans odeur Je descends de l’autocar. Un petit garçon s’approche de moi. Crasseux, les pieds nus, il doit avoir dix ans. Il me dit : — Un hôtel ? Vous cherchez un hôtel ? — Le marché de Lekbibat, tu sais où c’est ? — Suivez-moi ! Il me dévisage, fixe ma vieille valise. Il voudrait la porter. Je lui tends cinq centimes espagnols. Il me remercie et se met en route. Le marché est grouillant de monde, parmi les nourritures, les fringues usées et neuves exposées dans des échoppes ou à même le sol par des marchands sédentaires et d’autres ambulants. Le soleil décline lentement. Des voix se croisent, se mêlent, provenant de postes de radio qui diffusent des émissions arabes. Je me balade un moment avant de m’arrêter devant un fripier et de lui demander s’il connaît le café de Si Abdallah. Il me l’indique de la main sans me regarder, en continuant à crier les prix des vêtements qu’il porte sur l’épaule et les bras. Une armée de mouches se déplace sur les poissons, les poivrons frits, les œufs durs et les tranches de pain noir disposés sur un étal, à l’entrée du café. À l’intérieur, assis près du réchaud, autour d’une grande table rectangulaire, des clients jouent aux cartes. D’autres occupent des tables plus petites. Presque tous fument du kif. La misère se lit sur leurs visages, leurs vêtements. Quelques-uns remarquent mon arrivée. Je m’assieds à une petite table sale, dans un coin, et je commande un thé à la menthe au cuisinier qui semble être Si Abdallah. Tout près de moi, un homme d’une quarantaine d’années vend du kif. Il me rappelle Afiouna au café Si Moh{1}. Je lui en achète une mesure. Il m’en remplit un chqef{2} de son métoui{3} Il me tend le sebsi{4} rempli de son kif. Je le fume, le recharge du mien et le lui rends. Il le fume ou le tend à quelqu’un d’autre près de lui{5}. Si Abdallah m’apporte le thé. Je lui demande des nouvelles de Miloudi, l’ami de Hassan Zilachi. — Il y a trois jours que je ne l’ai pas vu, me dit-il. Quand la nuit tombe, je suis éreinté à force de fumer du kif, anéanti par la faim, l’exil. Les autres boivent dans mon verre, moi dans les leurs. Je suis pris d’affection pour eux. Je leur raconte Tétouan, Tanger et Oran. Ils me parlent de Larache. — On dit que Tanger pleure celui qui ne la connaît pas, et qu’on la pleure quand on l’a vue. — Celui qui en tombe amoureux souffre à en mourir. — Cette ville a perdu sa beauté dans une débauche éhontée. — Elle est belle, et son histoire est si vieille. Je reste là, sans rien faire pour apaiser ma faim. Chaque fois que je veux commander quelque chose à manger, je pense à la nuée de mouches que j’ai vue en entrant et j’ai la nausée. D’habitude, rien ne me dégoûte. Je suis fatigué d’être assis, de voir ces visages qui ont maintenant perdu toute vivacité. Mes yeux se ferment tout seuls. Je les rouvre péniblement. Tout s’obscurcit autour de moi. La plupart des clients ont quitté le café. Il me semble que les tables et les chats ont disparu aussi. Je jette un coup d’œil du côté des portes des trois chambres. Des individus misérables entrent et sortent de celle qui est juste en face de moi. J’aperçois l’unique lit qu’ils vont partager – une natte de paille. J’ai envie de demander à Si Abdallah le prix d’une nuit dans une de ces chambres collectives. Non, mieux vaut garder mes petites économies. Qui sait ce qui m’attend, dans cette ville. Une main me tape sur l’épaule, et me réveille en sursaut. Je m’étais assoupi. — On ferme ! annonce le patron. Trois hommes sont encore là. Assis à une table, ils fument du kif. Je préfère laisser ma valise chez Si Abdallah. Il me demande de l’ouvrir, et en examine le contenu : deux photos d’identité agrandies et encadrées, un pantalon, une chemise et une paire de chaussettes. Je marche dans les rues de la ville. Pas l’ombre d’un policier, pas de gardien de quartier et de voitures comme à Tanger. Il doit être minuit passé. J’erre. Tout est calme. Il fait doux. La pleine lune éclaire la nuit. Je m’arrête devant la mer scintillante, au bout de la promenade. Je pense à la nuit de Tanger, belle à mourir, à la pêche nocturne dans les lieux merveilleux des alentours : Le Fare, Malabata, les Grottes d’Hercule, Sidi Qanquch, Lemrissa, Errmelqala. L’endroit est désert. Je suis seul. Un nuage cache la lune, elle se voile et se dévoile. Je cueille une fleur blanche dans le jardin qui borde la promenade. Je la respire. Pas d’odeur. Je ne sens rien. De belles fleurs sans parfum. Peut-être n’existent-elles que pour fleurir et se faner, se laisser cueillir par hasard et écraser distraitement du pied. Cette nuit, je n’ai rien à perdre, tout comme cette fleur que je froisse entre mes doigts. Je dormirai ici ou là, dans la douceur de la brise marine. Je rebrousse chemin vers Lekbibat. Sous les arcades de la grande place, je me blottis dans un coin, les bras autour des jambes et la tête sur les genoux. Je me réveille dans le silence. Pas un bruit sur la place. Je ne me souviens plus de rien. Le trou. Tout m’échappe, jusqu’aux mélodies les plus belles, celles que j’adore, comme si je n’avais jamais enregistré de souvenir. Mon cerveau est vide, lessivé. J’ai un léger mal de tête et les oreilles qui bourdonnent. L’impression d’entendre les battements de mon cœur. J’ai sûrement fumé trop de kif, et toujours rien dans l’estomac. Il est très tôt. Ma vessie pleine me fait mal. Mon truc est en érection. Et la vie reprend sur la place d’Espagne. J’achète pour une pésète de churros{6}. Dans les W.-C. du café espagnol, mon urine gicle haut comme un jet d’eau. Mon pantalon et mes mains sont mouillés. Je prends un café au lait. Ici, la plupart des clients sont des voyageurs. Le café de Si Abdallah n’est pas encore ouvert. Je prends l’autocar jusqu’au Nouveau Quartier, et me mets à la recherche de l’école d’Al Mouatamid Ibn Abbaad. Le quartier est envahi par les figuiers de Barbarie, la poussière et les détritus. Des terrains vagues. Des baraques en tôle ou des masures en brique habitées par des campagnards aux visages sombres, comme leurs haillons. Les enfants chient et pissent là, près des baraques. J’explique au gardien de l’école que je veux voir le directeur. — Et pourquoi ? — J’ai une lettre pour lui. — Donnez-la-moi. — Je dois la lui remettre en main propre. Il me jette un regard offusqué et s’en va prévenir le directeur. Fait-il semblant et uploads/Litterature/ le-temps-des-erreurs-by-choukri-mohamed.pdf
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- Publié le Mai 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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