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Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 9 Préface Le Pacifique, l’histoire, le monde Par Éric Wittersheim Le lecteur qui se plongera dans ce livre ne verra plus le Pacifique, ni le monde, de la même manière. Le grand océan, hormis son imagerie de carte pos- tale, se trouve aujourd’hui encore facilement remisé dans une terra incognita. Écrite par les Occidentaux, l’histoire du Pacifique n’a jamais cherché à raconter autre chose que sa propre théodicée : celle de la conquête civilisa- trice. Longtemps, les sociétés océaniennes ont donc été considérées, à l’instar des sociétés africaines, comme des sociétés « sans » : sans État, sans écriture, et, par consé- quent, sans histoire. De même que le mythe étasunien de la « frontière » a longtemps éclipsé la place et le sort des Amérindiens, cette approche excluait toute part active des Insulaires dans ce qui s’est joué dans le Pacifique depuis les premières et funestes rencontres avec les Européens. Les Océaniens ont d’abord été pensés comme des « Autres » absolus ; et ils occupent toujours à ce titre une place bien identifiable dans le grand bazar de l’exotisme occidental 1. Les représentations actuelles de ces peuples, au cinéma, dans la littérature, le sport ou les médias, 1. 100 Tikis (2016), ovni cinématographique réalisé par l’artiste samoan Dan Taulapapa McMullin, en témoigne d’une manière à la fois drôle et édifiante. 10 Océaniens continuent d’alimenter le mythe d’une culture océanienne authentique, caractérisée par une remarquable perma- nence et préservée du fracas historique contemporain. Les habitants des îles océaniennes sont représentés comme des indigènes modèles, l’incarnation idéale de leur culture. Dans le regard occidental, l’« indigène océanien » – mélanésien ou polynésien –, produit d’une anthropolo- gie canonique, charrie des représentations qui constituent autant de propriétés culturelles dont chacun serait uni- formément pourvu. En tant que tel, il n’agit pas comme un individu libre : il ne fait qu’exécuter un comportement culturel « typique », ironisait l’anthropologue Jean Bazin 2. Un comportement conditionné par les caractéristiques de son environnement social, et en particulier par les règles de la parenté et de la coutume. L’histoire a ainsi longtemps abandonné à l’anthropologie, et singulièrement en France, le quasi-monopole du discours savant sur ces populations. En prenant ses distances avec une tradition scien- tifique ayant pour thème central la culture, et non l’his- toire des peuples du Pacifique, Nicholas Thomas montre à l’inverse que les habitants de la région ont activement participé aux mutations qui ont marqué son histoire et entraîné sa colonisation quasi complète au cours du xixe siècle. Son livre renouvelle dès lors notre regard sur des pratiques et des mondes locaux demeurés connus surtout au travers des histoires nationales et blanches, métropo- litaines, qu’elles soient britannique, française, espagnole, allemande, et aussi, plus tard, australienne ou néo- zélandaise. Autant d’optiques qui ne correspondent guère à l’expérience des acteurs de cette histoire en général, et des Océaniens en particulier. 2. Jean Bazin, Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, avant-propos d’Alban Bensa et Vincent Descombes, chap. 1 : « L’anthropologie en question : altérité ou différence ? », Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 45. Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 11 Océaniens se présente d’abord comme un ouvrage acces- sible et exempt de considérations théoriques, ainsi qu’en témoigne sa réception, à sa sortie en 2010, du prestigieux Wolfson History Prize, qui récompense chaque année le meilleur livre d’histoire grand public en Angleterre. Pour autant, ce ne serait pas rendre justice à la créati- vité et à la ténacité dont fait preuve Nicholas Thomas que de taire le travail de fond qu’il mène depuis trois décennies pour modifier notre regard sur le Pacifique. Actuellement directeur du musée d’Archéologie et d’Anthropologie de Cambridge et professeur au Trinity College de l’univer- sité du même nom, il s’est posé très vite en contempteur de l’anthropologie fonctionnaliste et structuraliste au tra- vers d’ouvrages critiques – Out of Time (1989), Entangled Objects (1991) ou Colonialism’s Culture (1994) – devenus des classiques. Attentif en outre au regard que portent les Insulaires d’aujourd’hui sur leur propre histoire, il recon- naît l’influence de certains penseurs océaniens reconnus tel Epeli Hau’ofa (1939-2009), précurseur de l’idée d’une Océanie autochtone et qui n’a jamais cessé d’être connec- tée ; de même qu’il revendique celle, plus ordinaire et en phase avec son histoire « au ras du sol » et des flots, des jeunes comme des vieux Marquisiens et Fidjiens qu’il a côtoyés sur le terrain au début de ses recherches. Certains des plus éminents anthropologues actuels, comme les Américains Marshall Sahlins et James Clif- ford, avancent que les populations océaniennes ont absorbé l’Occident tout autant qu’elles ont été absorbées par lui 3. Nicholas Thomas a très tôt compris que les Insu- laires devaient désormais être situés au centre du récit. S’il accorde du reste autant d’attention à leur point de vue et 3. Marshall Sahlins, « The Economics of Develop-Man », dans Joel Robbins, Holly Wardlow (éd.), The Making of Global and Local Modernities in Mela- nesia, Aldershot, Ashgate, 1992 ; et James Clifford, Routes: Travel and Trans- lation in the Late Twentieth Century, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1997. 12 Océaniens à leur histoire, c’est sans doute parce qu’il a grandi dans un pays, l’Australie (il est né en 1960 à Sydney), qui n’a accordé la citoyenneté à ses premiers habitants, les Abo- rigènes, qu’à la fin des années 1960. À la même époque, l’intérêt grandissant pour le Pacifique insulaire était en train de faire émerger, à l’Australian National University de Canberra où il entreprit son travail de thèse au début des années 1980, une vaste école du renouveau en sciences sociales sur le sujet : Océaniens est en partie aussi l’abou- tissement du projet intellectuel de la Research School of Pacific Studies qui s’est développée au sein de cette même université autour de figures comme Greg Dening, Walter Niel Gunson ou Dorothy Shineberg, dont les travaux sont abondamment cités ici. Les reproches que Thomas formule avec d’autres à l’encontre de certains des grands maîtres de l’anthropo- logie du xxe siècle, tels Radcliffe-Brown ou Malinowski, tiennent en particulier à leur ignorance de l’histoire et de l’historicité propres aux sociétés océaniennes. Ceux-ci ont conçu le modèle d’une anthropologie synchronique, évi- tant toute forme de causalité historique et négligeant les dynamiques de transformation, et par conséquent la capa- cité des Océaniens à participer, voire parfois à dominer les échanges avec les Européens plutôt qu’à seulement les subir. Nicholas Thomas, qui se refuse depuis ses premiers ouvrages à toute référence à une entité culturelle homo- gène (il ne parle jamais de « la » société tahitienne ou fidjienne), va même plus loin que ses prédécesseurs : il n’y aurait d’anthropologie ou même de connaissance qu’his- torique, et toute description d’un ordre social ou culturel supposé serait vouée à être contredite par des événements, des actions, des postures qui démentent l’idée d’un monde traditionnel bien ordonné, inspirant la même conduite à chacun de ses membres. Thomas s’impose ici comme l’un des inspirateurs d’une nouvelle approche anthropologique qui, en intégrant l’histoire à ses analyses, tente davantage Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 13 de décrire et de raconter plutôt que d’« expliquer » à partir de modèles explicatifs surplombants. En sorte que si les caractéristiques sociales, politiques et linguistiques globales partagées par les Océaniens ont fait l’objet d’un grand nombre de travaux savants, l’his- toire de ce Pacifique-là, dynamique et diverse, nous est longtemps restée largement inconnue. Pourtant, les signes et les indices de son existence étaient là, épars. Encore fallait-il comprendre que ses habitants nous avaient été rendus invisibles. Pour réécrire cette histoire du Pacifique, il ne suffisait pas de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’his- toire », comme le suggérait élégamment Walter Benjamin, ni d’aller « dans le sens » des archives coloniales avec Ann Laura Stoler 4. Il fallait dans le même temps considérer de nouvelles sources et aborder autrement celles dont on disposait déjà. En historien quelque peu iconoclaste, outre les archives classiques (officielles ou privées : récits, livres de bord, écrits missionnaires, articles de journaux…), Thomas s’est donc intéressé aux différentes formes de représentations des Insulaires du Pacifique : les journaux du capitaine Cook et autres savants qui l’accompagnaient, l’iconographie coloniale à travers les cartes postales, les gravures et les photos. Mais ce sont aussi les objets d’art océanien, ainsi que leur place dans les musées, la culture matérielle, les tatouages qui ont retenu son attention, et l’ont conduit à considérer ceux-ci comme autant de sources originales sur cette période et ces rencontres. Toutes traces qui comportent des indices d’autres points de vue, d’autres détails jusqu’ici négligés (emprunts, attitudes…), témoi- gnant d’une certaine porosité des frontières culturelles. Des preuves tangibles, écrites, dessinées ou sculptées, qui nous informent sur les points de vue océaniens au sujet 4. Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode [2009], Paris, EHESS, 2019. 14 Océaniens de la rencontre avec le monde européen. À cet égard, la récente exposition d’envergure qu’il a conçue en 2019 pour le musée uploads/Litterature/ le-pacifique-lhistoire-le-monde-preface.pdf

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