LE MAL DE VIVRE : COMMENT S’EN DÉBARRASSER ? Sabine Van Wesemael Société Roman

LE MAL DE VIVRE : COMMENT S’EN DÉBARRASSER ? Sabine Van Wesemael Société Roman 20-50 | « Roman 20-50 » 2018/3 n° 66 | pages 127 à 142 ISSN 0295-5024 ISBN 9782908481952 DOI 10.3917/r2050.066.0127 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-roman2050-2018-3-page-127.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Société Roman 20-50. © Société Roman 20-50. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Comme dans beaucoup de romans du début du vingtième siècle, chez Proust, Woolf ou Mann par exemple, les personnages dans l’œuvre de Michel Houelleecq sont souvent des artistes ou du moins des amateurs d’art. Ainsi, les romans de Houellebecq sont traversés par un discours métalittéraire sur le processus de l’écriture, sur les genres littéraires, le style, sur le métier de l’écrivain, la vocation artistique et ainsi de suite. Comme dans La Recherche, on trouve de nombreuses références dans l’œuvre de Houellebecq à des artistes réels, de Pablo Picasso à Damien Hirst, et d’Honoré de Balzac à Huysmans, mais le romancier crée aussi des personnages d’artistes qui lui ressemblent grandement : son alter ego fictif Jed Martin dans La Carte et le Territoire en est l’exemple le plus éloquent2. L’art est donc un sujet important dans l’œuvre de Houellebecq, quoique dans maint roman il rompe radicalement avec l’élitisme artistique des modernistes, d’avis que seul le geste artistique permet à 1. — Joris Karl Huysmans, En route [1895], Paris, Gallimard, « Folio classique », 2011, p. 74, épigraphe de Soumission (Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015, désormais abrégé en S, et référencé dans le corps de l’ouvrage). 2. — Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, Paris, Flammarion, 2010 (désormais abrégé en CT et référencé dans le corps du texte). ROMAN 20-50 - N°66 - DÉCEMBRE 2018 - MICHEL HOUELLEBECQ © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 20/10/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.42.232) © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 20/10/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.42.232) 128 SABINE VAN WESEMAEL l’homme de se délivrer des préoccupations terrestres pour atteindre un état de conscience supérieur, à l’image du narrateur proustien, pour qui « la vraie vie, […] c’est la littérature »3. Différemment, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, qui préférerait passer sa vie à lire, pense que l’art est la conscience du malheur et non sa compensation : « L’écriture ne soulage guère »4. Michel, dans Plateforme, cherche égale- ment en vain, au déclin de sa vie, une compensation ou une consolation dans le monde imaginaire. Il est convaincu que son autobiographie ne laissera pas une impression durable : « On m’oubliera. On m’oubliera vite »5, conclut-il. De même, les descendants clonés de La Possibilité d’une île n’éprouvent que de la pitié pour l’humanité quand ils sont confrontés au récit de vie de Daniel1. Mettre sa vie par écrit ne lui apporte qu’un faible réconfort : « […] la création de ce redoublement atténué de mon existence réelle me paraissait un exercice malsain, je n’avais en tout cas nullement l’impression d’accomplir quelque chose d’important […] »6. Pour tous ces artistes écrire relève plutôt de la souffrance, ou du moins de la déception. En définitive, ils sont aussi malheureux que le profes- seur Bruno des Particules élémentaires7 pour qui la recherche du plaisir constitue l’objectif principal de l’existence humaine ou que le narrateur d’Extension du domaine de la lutte qui finit par être interné dans un hôpital psychiatrique. Tous considèrent que la lutte est vaine et qu’ils ne peuvent dépasser leur condition. C’est comme si Houellebecq voulait dénier à l’art le rôle non seulement prépondérant, mais exclusif qu’un auteur comme Proust lui attribue. Or, dans ses deux derniers romans, La Carte et le Territoire et Soumission, Houellebecq dresse à nouveau le portrait de quelques artistes, Jed Martin, Houellebecq, qui est ici un personnage, ainsi que Huysmans, dont la vie, et plus particulièrement la carrière artistique, servent à illustrer la rupture du romancier aussi bien avec l’idéalisme humaniste et l’élitisme artistique des modernistes qu’avec l’antihumanisme et le formalisme des postmodernes. Houellebecq y trace les contours d’une nouvelle poétique littéraire qui se fonde sur une vision correctrice de l’illusion idéaliste et une remise en cause des postures avant-gardistes dans l’art : il plaide pour une révolution dans les esprits, pour une nouvelle éthique qui protège mieux la dignité humaine, pour une autre civilisation plus harmonieuse. Chez Houellebecq, humanisme et antihumanisme ne s’opposent pas radicalement. À l’occasion d’un des entretiens en profondeur sur 3. — Marcel Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, t. iv, éd. par Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 474. 4. — Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte [1994], Paris, J’ai lu, 1997, p. 14. 5. — Id., Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 370. 6. — Id., La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 386. 7. — Id., Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998. © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 20/10/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.42.232) © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 20/10/2022 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.42.232) LE MAL DE VIVRE : COMMENT S’EN DÉBARRASSER ? 129 l’art contemporain, menés par Jed Martin et le personnage Michel Houellebecq, l’un et l’autre critiquent avec virulence Alain Robbe-Grillet, le chef de file du Nouveau Roman qui, dans ses essais théoriques comme dans ses romans, rejette catégoriquement tout idéalisme humaniste8. Le néo-romancier souligne invariablement le rôle secondaire de l’humain dans la création artistique, présentant des personnages dénués d’attributs sociaux et psychologiques, et rompt avec toute une série de conventions littéraires et de procédés stylistiques s’y rapportant (langage métapho- rique, digressions introspectives, etc.). Jed Martin et le personnage de Michel Houellebecq se moquent de ce nouveau romancier qui, si on lui avait demandé de retenir comme sujet littéraire un appareil aussi banal qu’un « radiateur » (CT, p. 141), se serait contenté d’une simple descrip- tion sans véritable intérêt. Ce n’est pas d’ailleurs pas le sujet à proprement parler qui pose problème : tout peut être sujet de roman. Houellebecq suggère que le radiateur pourrait motiver l’écriture d’un « thriller » (p. 142). Serait alors en jeu un important marché portant sur des milliers de radiateurs, « des pots-de-vin, des interventions politiques » et bien sûr une « commerciale très sexy » : « – Voilà un sujet magnifique, fou- trement intéressant même, un authentique drame humain ! s’enthousiasma l’auteur de Plateforme » (p. 143). L’auteur et ses alter ego ont en commun le souci de l’humain. « Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme […] », proclame le narrateur des Particules élémentaires à l’ouverture de son roman9. Aujourd’hui le sujet est en vogue et les romans de Houellebecq en constituent la preuve. Pourtant, Houellebecq a la réputation d’être un misanthrope car il a une prédilection pour les individus qui souffrent de la médiocrité de leur existence, ceux qui sont à la dérive, désorientés : ses personnages sont des informaticiens malheureux, des professeurs névrosés ou des fonction- naires en proie à un ennui mortel. Avec compassion, mais aussi avec une grande distance ironique, l’auteur compose des récits de vie où les êtres manquent de repères et tentent de survivre dans un monde moderne régi par des lois inhumaines, celle de l’argent et des instincts. Tous ses personnages manifestent une volonté de rupture avec notre siècle, son immoralisme, son individualisme, son aspect libertaire et antisocial. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte ne veut plus participer à la vie. Il se présente comme le spectateur impuissant de sa propre exis- tence. Avec un regard clinique et cynique, il observe le monde autour de lui. Il se vautre dans sa propre misère et ne ressent plus aucune compas- sion pour ses semblables. Il porte par exemple un jugement impitoyable sur Tisserand et Catherine Lechardoy, trop laids, trop répugnants pour 8. — Voir Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963 ; Les Gommes ; Le Voyeur ; La Jalousie (Paris, uploads/Litterature/ le-mal-de-vivre-comment-s-x27-en-debarrasser.pdf

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