DURET, Christophe, Intercâmbio, 2ª série, vol. 13, 2020, pp. 68-91 68 LE JEU VI
DURET, Christophe, Intercâmbio, 2ª série, vol. 13, 2020, pp. 68-91 68 LE JEU VIDÉO REMEMBER ME ET LE ROMAN LES FURTIFS Deux dystopies de la surveillance dans l’œuvre d’Alain Damasio Christophe DURET Un. de Montréal christophe.duret@usherbrooke.ca Résumé : Cet article porte sur l’intermédialité formelle qui unit entre eux le jeu vidéo Remember Me et le roman Les furtifs, d’Alain Damasio. Les deux fictions travaillent une même configuration de relations écouménales (c’est-à-dire les relations techniques et symboliques qui unissent un individu à son environnement et à autrui) – un même habiter – en fonction de leurs spécificités médiatiques propres et d’une mise en tension homologue des discours dystopique et eutopique. Cela donne lieu à une critique de l’habiter contemporain dans le cadre d’une société algorithmique émaillée par la surveillance et la présence d’enclaves sociales, de même qu’un habiter alternatif. Mots-clefs : dystopie critique, habiter, intermédialité formelle, société algorithmique, surveillance. Abstract: This paper examines the formal intermediality relationship between the videogame Remember Me, and the novel Les furtifs, by Alain Damasio. The two fictions work on the same configuration of ecumenal relations (that is to say the technical and symbolic relations which unite an individual to his environment and to others) – the same inhabiting – according to their own media specificities and a homologous tensioning of dystopian and eutopian discourse. This gives rise to a critique of contemporary inhabiting within an algorithmic society punctuated by the surveillance and presence of social enclaves, as well as an alternative inhabiting. Keywords: algorithmic society, critical dystopia, formal intermediality, inhabiting, surveillance. DURET, Christophe, Intercâmbio, 2ª série, vol. 13, 2020, pp. 68-91 69 Introduction1 Nombre d’œuvres de la culture de genres contemporaine, en particulier dans la science- fiction et la fantasy, relèvent moins de l’art de la mise en récit que de « l’art de la création de mondes » (Jenkins, 2006 : 114) et donnent lieu à des « fictions écouménales » (Duret, 2019), soit à des fictions dans lesquelles sont représentés des mondes détaillés constituant, avec l’habiter qui les caractérise, l’objet central du récit en tant qu’entité au sein de laquelle s’interpénètrent les réalités chimico-physiques (un environnement), organiques (une faune et une flore) et, surtout, écouménales (des milieux humains). Par écoumène, il faut entendre l’ensemble des milieux humains vus comme les relations techniques et symboliques – c’est-à-dire les relations écouménales – qu’une société entretient avec son environnement (Berque, 2000), mais aussi avec autrui. Les relations écouménales sont constitutives de milieux humains et de leur habiter2. Les fictions écouménales, qu’elles soient réalistes ou fantaisistes, se veulent en prise directe sur l’imaginaire et les discours de leur temps, en particulier en ce qui concerne la représentation que l’on se fait de l’habiter. C’est notamment le cas des fictions écouménales relevant de l’utopie3, entendue ici en termes de rhétorique spatiale comme la « matérialisation d’un principe d’appréciation négative et d’un principe amélioratif de la conjoncture présente qui les a vues naître dans un espace-temps autre » (Duret, 2019 : 70), qu’il soit question d’eutopie (utopie positive) ou de dystopie (utopie négative) (Sargent, 2005). Si les Temps modernes et le XIXe siècle ont été favorables à l’eutopie (d’Utopia à News From Nowhere) – cet espace-temps meilleur où se veut garanti le bonheur de 1 Les recherches dont rend compte cet article ont été effectuées grâce au soutien financier du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. 2 Qu’est-ce que l’habiter ? Une caractéristique fondamentale de l’être de l’humain (Heidegger, 1993) et le produit de la relation de l’humain à la terre (Dardel, 1990), laquelle comprend à la fois un ensemble de pratiques et une conscience singulière de la nature et de l’espace (Dupont, 2008). Ce phénomène de nature « onto-géographique » rend également compte des actes par lesquels on s’approprie l’espace, c’est- à-dire des pratiques habitantes (Rosselin, 2002) entendues comme des manières – comportements, fréquentations et usages – d’être aux lieux (Fries-Paiola et De Gasperin, 2014). Enfin, l’habiter est également un co-habiter, en ce sens qu’il est question d’être ensemble dans l’espace, ce qui met en lumière la dimension spatiale de la socialité. Si « [l]'espace est une catégorie qui définit une relation de coexistence entre les éléments du réel » (Lévy, 1993 : 121, l’auteur souligne), le co-habiter se rapporte alors aux configurations des relations de coexistence des individus en société, l’espace social étant entendu comme un être ensemble dans et en fonction d’un milieu humain. 3 Le terme « utopie » est pris au sens de Sargent (2005), c’est-à-dire comme une catégorie au sein de laquelle figurent les eutopies et les dystopies. DURET, Christophe, Intercâmbio, 2ª série, vol. 13, 2020, pp. 68-91 70 chacun –, le XXe siècle a présenté, quant à lui, des visions sombres du futur avec la dystopie et ses récits de sociétés cauchemardesques œuvrant au malheur du plus grand nombre. Parmi ces récits figurent la dystopie classique (Мы, Brave New World, 1984…), mais aussi, dans les années 1980-1990, la dystopie critique (Sargent, 1994), cette dernière se distinguant de la précédente en ce qu’elle esquisse dans les limites même de ses œuvres un horizon eutopique. Les œuvres romanesques et vidéoludiques de science-fiction de l’écrivain français Alain Damasio (1969-) répondent bien à la dystopie critique. Elles mettent en scène des sociétés autoritaires marquées par la dérive sécuritaire et des villes émaillées de dispositifs de surveillance et de traçage caractérisées par un recul de la res publica au profit de la privatisation des espaces de l’en-commun et de technologies plongeant les usagers privilégiés dans le confort, l’hébétude et l’hyperindividualisme des « technococons », pour reprendre l’expression de l’auteur. Mais au sein de ces dystopies figurent des enclaves eutopiques autogouvernées qui demandent à faire tache d’huile et à mettre un terme à la dysphorie en proposant de nouvelles manières de créer de l’être- ensemble, mais aussi d’habiter le monde. Les dystopies critiques de Damasio matérialisent l’appréciation négative de la conjoncture présente – que l’on pourrait qualifier de « société algorithmique » (Paquette, 2018) – en en grossissant les traits jusqu’à la rendre insoutenable sous la forme d’un espace-temps dystopique tout en matérialisant dans le même souffle une organisation sociale alternative (eutopique) répondant à l’amélioration de cette même conjoncture et de l’habiter qui la caractérise. Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons aux relations intermédiales qui unissent le jeu vidéo Remember Me et le roman Les furtifs, deux dystopies de Damasio au sein desquelles les critiques de l’habiter contemporain et les propositions d’habiter alternatifs s’avèrent homologues tout en s’exprimant en fonction des spécificités propres à leur médium respectif. Lorsque l’on compare le jeu et le roman, on constate moins une relation d’adaptation à l’œuvre qu’un phénomène d’intermédialité formelle visible dans la simulation et la mise en récit de relations écouménales (un habiter) homologues, dépeintes par le biais de rhétoriques spatiales affines. Nous verrons toutefois, à la toute fin de l’article, que Remember Me offre une certaine résistance médiatique face aux critiques de la société algorithmique proposées DURET, Christophe, Intercâmbio, 2ª série, vol. 13, 2020, pp. 68-91 71 par Damasio, menant à un « échec politique » auquel échappe Les furtifs. 1. Résumé de Remember Me et Les furtifs Alain Damasio est l’auteur des romans de science-fiction cyberpunk La zone du dehors (1999) et Les furtifs (2019), du roman de fantasy La horde du Contrevent et du recueil de nouvelles Aucun souvenir assez solide (2012). Il est également le cofondateur du studio de développement de jeux vidéo Dontnod Entertainment, dans le cadre duquel il a participé à la création de Remember Me et de Life is Strange. Remember Me (Dontnod Entertainment, 2013) (ci-après, ReM) est un jeu de plateforme à la troisième personne sorti en 2013, alliant des séquences de combat, de piratage et de parkour. Il se déroule en 2084, alors que le réchauffement climatique a provoqué de nombreux désastres et crises politiques, sociales et économiques à l’échelle mondiale. Une guerre civile a déchiré l’Europe et, parmi ses victimes, figure Paris, détruite par un bombardement. Sur ses ruines est fondée Néo-Paris, Cité-État dans un monde où les gouvernements nationaux se sont effondrés tour à tour. Hors des enceintes des villes ne demeurent que des no man’s land inhospitaliers foulés par les migrants en quête d’un refuge. Dans une société où règnent la surveillance et la sécurité privée, un dispositif appelé « Sensen » tient lieu de média socionumérique. Technologie produite par la multinationale Memorize, il permet la conservation, l’effacement et le partage des souvenirs, des sensations et des émotions de ses usagers par le biais d’un implant cérébral, de même que l’affichage de la réalité augmentée. Malgré sa popularité, le Sensen ne fait pas l’unanimité. Parmi ses détracteurs figure un groupe de résistants appelés « erroristes », auquel appartient Nilin, le protagoniste incarné par le joueur. L’une des conséquences négatives du Sensen est la création des leapers, des individus dégradés au rang de sous-humains en raison d’une surconsommation de souvenirs distribués par Memorize, habitants des égouts et bidonvilles de Néo-Paris. Lorsque le jeu débute, Nilin est prisonnière à la Bastille. Ses souvenirs ont uploads/Litterature/ le-jeu-video-remember-me-et-le-roman-les-furtifs 1 .pdf
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- Publié le Jan 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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