17 L’évolution du latin dans les langues romanes Le français, comme toutes les

17 L’évolution du latin dans les langues romanes Le français, comme toutes les langues dites « romanes », doit évidemment beaucoup au latin. En effet, la république de Rome [particulièrement aux iie et ier siècles avant J.-C.] puis l’Empire des Césars [surtout aux ier-iie siècles après J.- C.] étendent la domination romaine sur le pourtour méditerranéen et modifient considérablement l’univers linguistique des pays conquis. À l’apogée de l’expan­ sion romaine, au iie siècle après J.-C., la méditerranée est latinisée à des degrés divers. Le latin se superpose aux langues existantes qui perdurent et coexistent plus ou moins longtemps. Notons que le latin n’a jamais été imposé par la volon­ té de Rome. Il se trouve que l’assimilation s’est produite par le temps. Le substrat, c’est-à-dire la langue préexistant à l’arrivée du latin, a pu soit continuer à évoluer puis, faute de locuteurs, s’éteindre, soit être assimilé d’une manière ou d’une autre avec le superstrat latin qu’il a contribué à enrichir. Par exemple, le gaulois était une langue parlée dans la plaine du Pô [Gaule cisalpine] et sur une grande partie de la France actuelle [Gaule transalpine]. Le gaulois va lentement être supplanté par la langue de l’envahisseur alors même que le latin parlé en Gaule s’enrichissait d’un vocabulaire nouveau [les emprunts latinisés furent nombreux1] et en quatre à cinq siècles, le substrat fut d’une certaine manière assimilé au su­ perstrat latin. On considère que le gaulois s’est maintenu tant bien que mal chez les locuteurs jusqu’au ve ou vie siècle de notre ère. Il serait toutefois incorrect de penser qu’avant le iie siècle avant J.-C., date à laquelle les invasions se font plus nombreuses en Gaule transalpine, on ne parlait que gaulois. Les Ibères étaient installés dans une grande partie de l’actuel sud-ouest de la France [mais aussi plus largement dans la péninsule dite « ibérique »] et leur langue a probablement été parlée jusqu’au ier siècle avant J.-C. Les Ligures, autre très vieux peuple européen dont une partie vivait dans le Sud-Est de la France [essentiellement les Alpes mais aussi plus au nord, le long du Rhône], ont sans doute perduré après les périodes de colonisation romaine. Bref, le latin parlé sur le territoire de la Gaule a réussi à supplanter les langues préexistantes en enrichissant toutefois son vocabulaire. C’est ainsi que ce latin-là, bien loin du classique idiome cicéronien, est devenu 1. Voir le chapitre 3 de cet ouvrage sur le vocabulaire gaulois en français. Le fonds latin du vocabulaire français Histoire du vocabulaire français 18 la base du lexique français. C’est pourquoi également, dans chaque province de la Romania, la langue de l’envahisseur, en interagissant avec les idiomes locaux, tous distincts les uns des autres, a évolué différemment et surtout a contribué à une différenciation linguistique qui donna naissance aux langues romanes. La place du français dans la famille des langues romanes Si l’on considère aujourd’hui les principales langues romanes, issues de l’évo­ lution du latin dans l’ensemble de la Romania, il est possible de hiérarchiser le degré de « latinisation » de ces différentes langues. En effet, certains idiomes par­ ticipent d’une « évolution minimale2 » par rapport au latin ; il s’agit par exemple de l’espagnol et de l’italien qui, pour dire les choses simplement, sont restés plus « proches » de la langue source. D’autres ont connu une « évolution moyenne » [ca­ talan, occitan]. D’autres enfin, ont subi une « évolution forte ». Le français fait partie de cette dernière catégorie avec le roumain, par exemple. Considérer une telle hié­ rarchisation revient simplement à envisager les langues romanes actuelles comme plus ou moins distanciées par rapport à leur langue source commune, le latin. Évolution du latin vers les langues romanes LATIN Latin Classique Latin Chrétien Latin Populaire Proto Roman Italien Roumain Dialectes Occitans Dialectes Français Sarde Proto-Roman Oriental Proto-Roman Occidental Portugais Espagnol Catalan Gallo-Roman Gallo-Roman Septentrional Gallo-Roman Méridional Langue d’Oïl Langue d’Oc 2. Voir à ce sujet : Michel Banniard, Du latin aux langues romanes, Paris, Nathan, 1997, p. 39. Le fonds Latin du vocabulaire français 19 Force est de constater que sur bien des points, le français a connu, au cours de son évolution, de nombreuses métamorphoses d’ordre syntaxique, morpho­ logique, phonétique et bien sûr lexical. Voyons désormais de quel latin précisé­ ment il est question ici. Latin classique vs latin populaire : aux origines du français Quel latin est parvenu jusqu’au français ? Ce que nous appelons générale­ ment tout simplement le « latin » englobe à la fois la période dite classique à proprement parler [ier siècle avant J.-C.] et la période post-classique [les deux premiers siècles de notre ère], soit la langue littéraire de Cicéron à Tacite ; le latin tardif couvre la fin de la période impériale [du iiie au ve siècle après J.-C.] ; le latin médiéval lui succède, du vie au xve siècle. Ce qui est singulièrement intéressant pour comprendre l’évolution, dans la Romania, du latin au français, c’est que le latin dit populaire [appelé aussi vul­ gaire ou proto-roman] est à la base même du vocabulaire qui nous est parvenu aujourd’hui3. Cette forme parlée de la langue ne relève pas de la même chrono­ logie. Le latin populaire apparaît vraisemblablement à la faveur des expansions territoriales de Rome [donc dans une temporalité très étendue qui se superpose aux latins classique et impérial] et concerne la langue parlée, la langue du peuple qui évolue parallèlement à un latin classique conservateur et plutôt écrit. Il se crée une opposition nette entre la langue savante, « pure » presque immuable de l’écrit – bref le latin classique de Cicéron – et la langue parlée quotidiennement dans les provinces romaines tout autant qu’à Rome. Notons que Cicéron lui- même connaît dans ses écrits une variation lexicale notable entre les discours politiques et juridiques d’un côté et ses correspondances privées de l’autre. Pre­ nons quelques exemples : le latin classique exprimait le « feu » par le mot ignis. Mais ce n’est pas ce terme qui a évolué en protofrançais puis en français mais le terme concurrent focus, beaucoup plus employé dans les villes et villages, qui a morphologiquement et phonétiquement donné « feu » en français moderne. Ignis n’a pas survécu à l’évolution naturelle de la langue dans le domaine français. En revanche, c’est par emprunt et bien plus tardivement qu’il refait surface, si l’on ose dire, dans le vocabulaire technique où l’on crée de toute pièce un lexique spécialisé [ignifuger, ignifugation, ignifugeant, etc.]. Le mot equus désignait en latin classique le « cheval » alors que caballus renvoyait en latin populaire à un 3. Voir la carte de l’évolution du latin dans les langues romanes ci-dessus. Histoire du vocabulaire français 20 mauvais cheval, souvent de trait. C’est pourtant ce dernier terme qui supplante le premier et évolue naturellement sur le territoire de la Gaule pour donner cheval, terme ayant pris alors un sens générique. Mais tout comme ignis, equus réap­ paraît en français à la Renaissance dans les lexiques techniques et scientifiques sous les formes composées équitation, équestre, etc. Ci-dessous un tableau de quelques formes concurrentes entre latin classique et latin populaire : Latin classique vs latin populaire : Deux formes concurrentes, deux évolutions distinctes Latin Français standard Lexique général [date de la première attestation du mot] Français scientifique et technique1 [date de la première attestation du mot] LC : equus LP : caballus cheval [xie s.] équestre [xive s.], équitation [xvie s.] LC : ignis LP : focus feu [xie s.] igné [xve s.], ignition [xive s.], ignifuge [xixe s.], ignifuger [xixe s.] LC : ager LP : campus champ [xie s.] agriculture [xiiie s.], agricole [xive s.], agriculteur [xve s.] LC : sidus LP : stella étoile [xie s.] sidéral [xvie s.], sidéré [xvie s.], sidération [xvie s.] LC : tellus LP : terra terre [xe s.] tellurique [xixe s.], « qui a rapport à la terre » LC : potare LP : bibere boire [xe s.] potable [xiiie s.], « eau potable », « or potable » [terme d’alchimie] Légende : LC : latin classique/LP : latin populaire 4 Il y avait donc bien en latin, sur le territoire de la Gaule et au moins pen­ dant la période impériale, des termes concurrents désignant plus ou moins la 4.  Les termes de cette catégorie ne relèvent pas de l’évolution phonétique du mot latin considéré mais sont des emprunts tardifs scientifiques [en général à partir du xive siècle mais certains peuvent être très récents] construits à partir de cette base étymologique. Le mot en LC, tel quel, n’a en général donné aucune forme en français. Le fonds Latin du vocabulaire français 21 même réalité du monde5 [potare/bibere, tellus/terra, etc.] mais qui n’étaient pas employés dans les mêmes contextes ou par les mêmes personnes. Certains lin­ guistes ont montré combien l’art du « compromis » a dû être crucial dans la lati­ nophonie des iiie et ixe siècles6 et n’a pas été étranger aux mutations profondes du latin parlé sur le territoire de la Gaule. De uploads/Litterature/ le-fonds-latin-du-vocabulaire-francais.pdf

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