Équivalences La traduction comme éclosion Françoise Wuilmart Citer ce document

Équivalences La traduction comme éclosion Françoise Wuilmart Citer ce document / Cite this document : Wuilmart Françoise. La traduction comme éclosion. In: Équivalences, 24e année-n°1, 1994. Des théories de la traduction. pp. 93-100; doi : https://doi.org/10.3406/equiv.1994.1183 https://www.persee.fr/doc/equiv_0751-9532_1994_num_24_1_1183 Fichier pdf généré le 30/04/2018 La traduction comme éclosion* Françoise WUILMART Institut supérieur de Traducteurs et Interprètes, Bruxelles Présidente du Centre européen de traduction littéraire Commençons par la traduction de la poésie : bien qu'il ne s'agisse pas du véritable propos de cette intervention, il serait dommage de ne pas évoquer cette question si controversée, dans le cadre de réflexions consacrées à la dimension poétique du traduire. La traduction de la poésie porte à son faîte toute la problématique de la transposition littéraire d'une langue dans une autre. Efim Etkind fait remarquer à juste titre : "Le terme de traduction n'est vraiment pas précis. Traduire veut dire rendre le contenu de l'énoncé en une autre langue. Or, cette définition pose un autre problème, celui du terme "le contenu"; est-il aussi clair qu'il semble l'être ? Pour des textes scientifiques, aussi bien du domaine de la philosophie que de ceux de la biologie et même de l'histoire, c'est évident : le contenu n'est que la somme d'information rationnelle. La forme de l'expression joue un certain rôle extérieur, mais on peut l'ignorer. Nous avons donc toute une gamme de textes à partir de celui où le rôle que joue la forme verbale pour le contenu général est quasi nul, jusqu'à celui où c'est la forme qui elle-même devient le contenu"1. Or qui dit forme, dit matériau dans lequel elle est modelée et dont elle est indissociable; traduire un poème, c'est donc tenter de recréer une forme identique à l'original, dans un autre matériau, en l'occurrence une autre langue. Imaginons une figure taillée dans du marbre que l'on voudrait reproduire dans du bois : la veine même du bois n'imprimera-t-elle pas au ciseau qui tente de le maîtriser des directions que l'artisan n'avait pas voulues au départ ? Et le résultat final, la madone en bois, par exemple, créera-t-il le même effet que * Cet exposé a également été tenu dans le cadre du colloque intitulé La poésie est partout, les poètes sont ailleurs, organisé par la S.C.A.M. à l'Abbaye de la Cambre, en mai 1993. 1 Efim Etkind, Un art en crise, essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, l'Age d'Homme, 1982, Préface, p. XV sqq. 93 F. VJUILMART La traduction comme éclosion l'original taillé dans le marbre froid ? Car traduire, c'est aussi et peut- être même surtout reconstituer au plus près l'effet d'une certaine cause. Prenons ce poème bien connu de Verlaine sur l'automne : Les sanglots longs Des violons De l'automne Blessent mon cœur D'une langueur Monotone (Chanson d'automne , 1866) Ce poème n'existe que par sa forme sonore, poursuit Etkind1. "Les sanglots" et "les violons de l'automne" ne possèdent qu'une valeur associative; toute tentative de s'imaginer à travers ces images des phénomènes du monde matériel est vouée à l'échec : ce n'est ni le vent, ni la pluie, ni la chute des feuilles, c'est plutôt un état d'âme inexprimable autrement que par ces symboles et à travers ces enchaînements de sonorités : "longs- violons, cœur-langueur...". Il est évident qu'en traduisant en une autre langue la Chanson de Verlaine, l'équivalent de ses associations et de ses enchaînements de sonorités est absolument nécessaire. Par contre, la reproduction du sens des mots n'a presque aucune importance. Ce qui compte, c'est la mélodie de la chanson et la tristesse comme atmosphère et une autre forme d'exactitude serait une trahison. Efim Etkind conclut d'ailleurs que toute traduction poétique est une métatraduction : en recréant le poème, on est obligé de puiser à des sources qui sont extratextuelles. La plupart des traducteurs de poésie ne me contrediront pas je crois, si j'affirme que la poésie est intraduisible, et que seule la transposition créatrice est possible (ce qui est d'ailleurs une manière de résumer le point de vue de Roman Jakobson sur le sujet). La traduction littéraire de grands textes d'auteurs peut être conçue elle-même comme un processus poétique. Mais que faut-il entendre par poésie ? Il me semble qu'il y a deux manières de vivre la 'poésie'. La manière la plus courante et sans doute la moins "noble" est d'en faire l'expérience passive : on peut trouver de la poésie dans le regard d'un être, et ici poésie rime avec 'ailleurs', 'rêve' et 'nostalgie', sinon avec 1 op. cit. 94 F. WUILMART La traduction comme éclosion fantasmes (!). Mais on peut aussi parler d'une 'poésie des ruines' ou même (comme le disait Paul Valéry), d'une poésie des gratte-ciel. On peut trouver de la poésie dans les sphères cosmiques et même dans les formiilf«; alaphrimip«; Dane; fniic; rpc rac la rprpnfinn naccivo rln ----------- ---0 ----- 1 -- — ---- - --- - * -- A poétique, l'éveil d'un état poétique dans celui qui contemple une réalité naturelle ou construite par l'homme, peut se définir comme la sensibilité à une certaine harmonie (premier mot clé) qui transcende les éléments du monde extérieur, qui transporte le spectateur ailleurs, dans une sphère de beauté (deuxième mot clé), sorte de somme mélodieuse et séraphique de composants qui ne s'agencent en une image globale et Ideile' que dans le regard porté sur elle. Ici le poète, c'est donc le moule cérébral ou affectif qui organise à l'intérieur de soi ce qui en soi n'a pas de sens, ou pas nécessairement. L'autre manière de vivre la poésie est active. Poésie reprend alors son sens premier, son sens étymologique de 'poiein' , c'est-à-dire de 'faire', de 'poiêsis', c'est-à-dire de 'création'. C'est ce sens-ci qui justifie le choix du titre quelque peu curieux de cette contribution : la traduction comme éclosion. Il serait malvenu de parler de manière abstraite d'une activité aussi concrète que celle du traduire poétique. J'orienterai donc mes propos sur un auteur que je connais bien pour l'avoir traduit pendant des années : le philosophe allemand Ernst Bloch, et je puiserai mes exemples dans son œuvre maîtresse : Le Principe Espérance1. Bloch est connu et apprécié comme styliste autant que comme penseur humaniste. L'adéquation entre son écriture et sa pensée est pour ainsi dire parfaite. Son système philosophique est essentiellement ouvert; il part d'un fondement psychologique qui est le préconscient dans l'homme, auquel correspond la catégorie philosophique multiple de la possibilité dans le monde. Son éthique est celle de l'optimisme militant qui depuis toujours se manifeste dans ce principe aussi bien anthropologique que messianique : l'espoir /espérance. Ces catégories philosophiques et psychologiques nouvelles qu'il met en évidence ne pouvaient être exprimées que dans une langue elle aussi ouverte, novatrice, troublante, voire dérangeante, et donc souvent poétique. La langue biochienne crevasse ou fait sauter le vernis des concepts clos, traditionnels, émoussés, elle bouleverse la syntaxe dite 'normale' mais elle applique aussi à la structuration du texte les 1 Traduction française : Gallimard, de 1976 à 1992. 95 F. WUILMART La traduction comme éclosion principes de la composition musicale. Dans le Principe Espérance, l'écriture biochienne est encore très expressionniste et pourtant Beethoven, Mozart et Mahler y résonnent incontestablement aussi. C'est Wittgenstein qui disait que la philosophie ne devrait être écrite qu'en poèmes. Bloch n'est pas loin de cet idéal. Son écriture se veut et est poétique. Il utilise tous les moyens que lui offre la langue allemande, lexicalement riche et souple à souhait, pour véhiculer sa pensée de manière à la fois abstraite, métaphorique et concrète : ce qui lui importe, c'est que son lecteur non seulement raisonne et réfléchisse, mais surtout ressente et soit touché. Parallèlement, dans toute action révolutionnaire, il prône l'interaction dialectique entre ce qu'il appelle le courant froid , celui de l'analyse précise de la situation, et d'autre part le courant chaud, car comme en thermodynamique, le travail requiert la chaleur. Un plan seul, une épure, aussi rigoureux soient-ils, sont condamnés à l'échec sans le soutien d'une volonté et l'intention ferme de les réaliser, sans ce que Bloch appelle le pathos du but. Et les ingrédients de sa langue sont les mêmes que ceux de l'action qu'il prône : la tension et l'énergie, la couleur, la subversion, le rythme et l'image, le souffle prophétique, qui bousculent et embrasent. De quelle manière ? Tout d'abord, Bloch saisit pour ainsi dire la langue allemande à la racine. Il redonne vie à des éléments que le temps et l'usage courant avaient émoussés, faisant resurgir le sens originel auquel on ne pensait plus. Ce rappel fréquent de l'étymologie colore son texte et y réintroduit l'archétype et le mythe, le symbole ou l'allégorie. C'est ainsi qu'il substantive des adverbes, des conjonctions, des particules décolorées par l'usage quotidien, délavées par le temps : il réinvestit ces petits mots simples de leur sens premier et fort. Une de ses catégories philosophiques majeures est d'ailleurs das Noch-Nicht- Sein, le Non-encore-être. D'autre part Bloch a une prédilection très marquée pour un type de structure qui peut se comparer au phénomène de l'écho : la structure binaire ( Furcht-Ehrfurcht uploads/Litterature/ la-traduction-comme-eclosion.pdf

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