Exercices de rhétorique 4 | 2014 Sur l’amplification L’amplification, ou l’âme

Exercices de rhétorique 4 | 2014 Sur l’amplification L’amplification, ou l’âme de la rhétorique. Présentation générale Stéphane Macé Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/364 DOI : 10.4000/rhetorique.364 ISSN : 2270-6909 Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes Édition imprimée ISBN : 978-2-84310-292-9 Référence électronique Stéphane Macé, « L’amplification, ou l’âme de la rhétorique. Présentation générale », Exercices de rhétorique [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 05 décembre 2014, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/364 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhetorique.364 Ce document a été généré automatiquement le 10 décembre 2020. Les contenus de la revue Exercices de rhétorique sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. L’amplification, ou l’âme de la rhétorique. Présentation générale1 Stéphane Macé 1 Le titre retenu pour cette présentation générale pourra, de prime abord, ressembler à une facilité : on est souvent tenté, lorsqu’on a travaillé longtemps sur un sujet, de tout entrevoir à travers ce prisme particulier au point de s’en exagérer l’importance, de façon consciente ou inconsciente. Je me dédouanerai donc d’emblée de ce reproche en signalant que je ne suis pas moi-même l’auteur de cette formule, que j’emprunte à Olivier Reboul : l’amplification « n’est ni un argument, ni une figure : elle est l’âme de la rhétorique2 ». L’âme, c’est-à-dire quelque chose d’absolument essentiel, mais en même temps d’assez insaisissable. 2 Si l’amplification est inséparable de l’entreprise rhétorique, elle le doit aux rapports étroits qu’elle entretient naturellement avec les lieux du plus et du moins, du grand et du petit, qui comptent parmi les plus importants dès lors qu’il s’agit de persuader autrui : toute entreprise de persuasion joue en effet sur des représentations mentales, sur des proportions. Le juge doit être convaincu de la monstruosité d’un crime que le réquisitoire s’ingéniera à présenter comme hors-norme ; on conseillera les « politiques » en leur montrant qu’ils minimisent certains dangers, ou au contraire qu’ils s’en font une image démesurée ; louer le Prince consistera à l’installer durablement, par le discours, à la place éminente qui lui revient. Aucun des trois grands genres oratoires (judiciaire, délibératif, épidictique) n’échappe donc radicalement à l’emprise de l’amplification. 3 Mais l’amplification est aussi insaisissable, parce que tous les auteurs de traités ne lui ont pas accordé la même place ni le même statut : la lecture des rhéteurs latins est sensiblement différente de celle des auteurs grecs, certains théoriciens lui consacrent des dizaines de pages — comme Louis de Grenade, qui fera l’objet de la partie « Atelier » de ce numéro — quand d’autres n’en disent pas un mot, certains la décrivent comme un ressort de l’invention quand d’autres la font dépendre de l’élocution. Plus encore, le terme, couramment utilisé encore aux siècles classiques dans son acception technique, semble aujourd’hui avoir changé de signe : passé dans le langage courant, réutilisé dans L’amplification, ou l’âme de la rhétorique. Présentation générale Exercices de rhétorique, 4 | 2014 1 le domaine de la narratologie dans un sens technique différent de celui que lui prêtent les rhéteurs3, il semble devenu un équivalent de la copia ou de la dilatatio. Cela ne correspond pourtant que très imparfaitement et très partiellement à la lecture de Quintilien, le théoricien ancien le plus précis sur le sujet. Enfin, l’amplification entretient des liens directs avec d’autres notions importantes de l’art oratoire, avec lesquels il est aisé de la confondre (tel est par exemple le cas de l’hyperbole, mais nous verrons que les frontières avec l’énumération ou l’hypotypose sont également poreuses). Tout cela contribue à brouiller la lecture que nous pouvons avoir de ce procédé : aussi l’exposé qui suit se contentera-t-il d’esquisser quelques lignes de force, sans prétendre démêler complètement un écheveau aussi noueux. 1. L’âme damnée 4 Dans le combat qui les oppose aux sophistes, certains philosophes n’ont pas de mots assez durs à l’encontre de la rhétorique : cette discipline, présentée comme mensongère, est accusée de travestir la vérité des choses et de détourner les esprits de la vérité. L’art oratoire, que Platon assimile de façon méprisante à un ensemble de recettes de cuisine4, serait un art d’illusionniste qui fausserait la juste perception que nous pouvons avoir des choses en les présentant à travers un prisme déformant. 5 La condamnation platonicienne de la rhétorique inclut évidemment celle de l’amplification. C’est le fameux passage du Phèdre (267a) : les sophistes Tisias et Gorgias « ont découvert que le vraisemblable est bien supérieur au vrai [et] par la force de leur parole, [ils] font paraître grand ce qui est petit et petit ce qui est grand […]5. » Or, « faire paraître grand », ou « faire grand », rend en deux mots amplificatio, puisque amplus en latin a pour synonymes magnus ou grandis. Ce mot de Platon s’inscrit lui- même dans une longue histoire, que synthétise d’une phrase Plutarque. Selon celui-ci, Isocrate aurait répondu, à qui lui demandait une définition de la rhétorique : « C’est l’art de rendre grand ce qui est petit et petit ce qui est grand6. » La formule grecque, ta mikra megala poiein, littéralement « faire grand », remonte aux sophistes, et à Isocrate lui-même7. L’amplification en vient ainsi à résumer toute la rhétorique. On notera d’emblée qu’il s’agit non pas de faire long, mais grand. L’enjeu est la grandeur, ou si l’on préfère l’importance. 6 La formule du Phèdre se retrouve dans les Essais de Montaigne, à l’incipit du chapitre « De la vanité des paroles ». Montaigne illustre exemplairement la critique platonicienne de la rhétorique, avec une comparaison elle aussi très célèbre : [A] Un Rhetoricien du temps passé disoit que son mestier estoit, de choses petites les faire paroistre et trouver grandes. [B] C’est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied. [A] On luy eut faict donner le fouet en Sparte, de faire profession d’un’ art piperesse et mensongere. [B] Et croy que Archidamus, qui en estoit Roy, n’ouit pas sans estonnement la responce de Thucididez, auquel il s’enqueroit qui estoit plus fort à la luicte, ou Pericles ou luy : Cela, fit-il, seroit mal- aysé à verifier ; car, quand je l’ay porté par terre en luictant, il persuade à ceux qui l’ont veu qu’il n’est pas tombé, et le gaigne. [A] Ceux qui masquent et fardent les femmes, font moins de mal ; car c’est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur nature ; là où ceux-cy font estat de tromper, non pas nos yeux, mais nostre jugement, et d’abastardir et corrompre l’essence des choses8. 7 L’exemple du cordonnier et de la chaussure disproportionnée au pied provient vraisemblablement de Plutarque, qui attribue ce bon mot au roi de Sparte Agésilas9 L’amplification, ou l’âme de la rhétorique. Présentation générale Exercices de rhétorique, 4 | 2014 2 (même si certains auteurs préfèrent alléguer comme source Isocrate). Quelle que soit son origine, il est invariablement repris par les adversaires comme par les défenseurs de l’art oratoire : il apparaît ainsi sous la plume de Jean de Wepy, de La Mothe Le Vayer ou du P. Domenico Colonia10. Ces échos nombreux ne sont évidemment pas anodins : à travers l’amplification, qui « corrom[pt] l’essence des choses », c’est la rhétorique tout entière qui est visée. Que l’on choisisse de rejoindre ses détracteurs ou au contraire de la défendre, on ne pourra pas ignorer cette attaque frontale. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que la paternité de cette image du mauvais cordonnier soit attribuée à un Lacédémonien — on connaît la défiance de la cité guerrière à l’égard de la pratique du verbe — et que Montaigne, qui affiche en permanence son appartenance aristocratique, s’en fasse le relais moderne : la rhétorique est une parole apprêtée, codifiée et donc suspecte, qui s’oppose au « parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche » (Essais, I, 26, p. 171). Avec ses négligences aristocratiques, le style « soldatesque » est aussi un style de la vérité, un style de philosophe. 2. Vers une possible rédemption : corriger, et non travestir 8 Pour soustraire l’amplification (et à travers elle la rhétorique tout entière) à ce mauvais procès, on peut envisager deux biais. Le premier, bien connu, consiste à insister sur la probité morale de l’orateur. Cette réponse, déjà présente en germe chez Aristote, qui entend dissocier la rhétorique, comme discipline, de l’usage bon ou mauvais que l’on peut en faire, trouve un écho célèbre dans la formule attribuée à Caton, faisant de l’orateur un « vir bonus dicendi peritus » : être habile à bien dire ne suffit plus, il faut encore dire le bien. Ce principe général ne règle pourtant en rien, techniquement, la question de la juste grandeur et du possible travestissement de la réalité des choses. 9 Le second biais consiste donc à prouver que l’amplification, procédé emblématique de la discipline tout entière, n’est pas maîtresse d’illusion mais au contraire rétablit la vérité des choses. Le jésuite Domenico Colonia, uploads/Litterature/ la-rhetorique.pdf

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