Madeleine Gutman, la rescapée (à gauche), et Denise Tavernier, le témoin (à dro

Madeleine Gutman, la rescapée (à gauche), et Denise Tavernier, le témoin (à droite), soixante- huit ans après le drame. dossier Témoins de l’histoire 34 sélection novembre 10 madeleine, Denise Nos mémoires du Vél d’Hiv’ On l’appelle la rafle du Vel d’Hiv’, et c’est l’une des pages les plus noires de l’histoire de France. Le 2 juillet 1942, le gouvernement de Vichy conclut un accord avec l’occupant allemand réclamant l’arrestation de 30 000 juifs étrangers ou apatrides. Sans y avoir été contraint, Vichy propose la déportation des enfants. Les 16 et 17 juillet, la police française arrête à leur domicile 13 152 personnes ; 4 992 d’entre elles sont envoyées à Drancy. Les autres — 2 916 femmes, 1 129 hommes et 4 115 enfants — prennent la direction du Vélodrome d’Hiver, rue Nélaton (Paris 15e). Elles y resteront enfermées dans des conditions effroyables avant de rejoindre les camps de transit de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers. Denise Tavernier, assistante sociale, réquisitionnée à la demande de la Croix-Rouge, fut l’une des rares civiles autorisées à entrer dans le vélodrome, mais surtout la seule personne dont le témoignage a été P r o p o s r e c u e i l l i s pa r o l i v i e r va n c a e m e r b è k e p h o t o s A r n a u d b a u m a n n ‘ 36 sélection novembre 10 sélection selectionclic.com 37 © M ém o r i a l d e l a S h oa h / CDJ C / B H V P – © Ro g er -V i o l le t Madeleine Gutman évadée >>> Notre enfer a débuté au petit matin du 16 juillet 1942. Des policiers nous ont interpellés, chez nous, rue Hautefeuille (Paris 6e). Ils avaient deux noms : celui de ma mère et le mien, étant toutes deux juives polonaises. Mon père, déporté un an plus tôt, ne figurait pas sur leur liste, pas plus que Marie ni Joseph, mes frère et sœur, français de naissance. Mais Joseph avait la jambe dans le plâtre. Pour maman, pas question de laisser son fils de 13 ans seul à la maison. Voilà comment il a rejoint, lui aussi, cette liste de la mort… Nous avons d’abord patienté des heures au com- missariat du 6e arrondissement, avant de sillonner en bus la banlieue sud. Montrouge, Orsay, Cachan, Antony : à chaque étape, d’autres malheureux ve- naient grossir nos rangs. A 20 heures, je franchissais les por- tes à battants du vélodrome d’Hiver. Un chaos indescriptible y régnait. Partout, des femmes, des vieillards, des malades, des enfants, des nourrissons… La chaleur nous étouffait, la poussière nous prenait à la gorge, le bruit de mil- liers de voix était assourdissant. Denise Tavernier Témoin de l’horreur >>> « Vous devez vous rendre immédia- tement au vélodrome d’Hiver. C’est une demande de la Croix-Rouge », m’an- nonce la directrice de mon service, ce 17 juillet. J’ai 23 ans. Je viens d’obtenir mon diplôme d’assistante sociale et tra- vaille depuis quelques semaines au ser- vice d’aide sociale de la préfecture de police de Paris. J’ignore tout de la na- ture de ma mission, mais je suis la plus jeune et n’ai pas mon mot à dire. J’enfile la tenue de la Société de secours aux blessés militaires (1) (cape, coiffe et grand tablier). Un métro chaotique m’amène jusqu’à la station Grenelle, dans le 15e arrondissement. A l’intérieur du stade, ce que je vois m’épouvante : des gens partout, prostrés et allongés à même le sol, gesticulant, hurlant. Je suis abasourdie. Je cherche un responsable, une infirmière, un médecin… En vain. Il fait une chaleur épouvantable. De l’eau suinte du plafond — l’orage de la nuit, sans doute. >>> Madeleine Gutman : Les questions se bousculaient dans nos têtes. Gagnées par l’épuisement, nous nous sommes as- soupies, ma mère et moi, sur les stra- pontins, mon frère allongé sur nos ge- noux. Dans la nuit, un hurlement nous arracha à notre torpeur. « Mon enfant meurt ! », hurlait une femme. Le petit, brûlant de fièvre, fut emporté on ne sait où… Au cours des jours qui suivirent, la situation empira. Une rangée de robinets ne dispensait qu’un maigre filet d’eau. Les W .-C. étaient bouchés et les rares médecins, débordés. Seules les infirmiè- res nous apportaient un peu de récon- fort. Une liste fut établie afin que les ma- lades les plus graves soient envoyés à l’hôpital Rothschild. Sur les conseils d’une infirmière, ma mère y inscrivit mon jeune frère… avant de revenir sur sa décision deux jours plus tard. Quel drame pour elle de devoir choisir entre l’abandonner ou le laisser ici ! >>> Denise Tavernier : Mon uniforme at- tire les regards. On m’interpelle. En dis- cutant, je comprends que ces gens sont d’origine modeste : ouvriers, commer- çants arrivés la veille ou le matin même. Un homme porte encore son pyjama sous son imperméable. On me réclame à manger, surtout à boire. On se plaint du manque d’eau. Effectivement, je ne trouve aucun robinet en état de marche et découvre que la plupart des W .-C. sont fermés. Derrière les façades de ce quar- consigné officiellement, par la préfecture de police, en juillet 1942. Quant à Madeleine Gutman, de confession juive, elle avait 18 ans lorsqu’elle a réussi à s’échapper in extremis du Vel d’Hiv. Par l’entremise de Serge Klarsfeld, célèbre avocat de la cause des déportés en France et chasseur de nazis, nous avons rencontré ces deux femmes, aujourd’hui âgées de 91 et 86 ans. Pour chacune, le drame du Vel d’Hiv est encore très présent. Elles se sont croisées sans se connaître en 1942, Sélection les a réunies soixante-huit ans après le drame. A ce jour, aucun témoignage photographique de l’intérieur du Vel d’Hiv lors de la rafle n’a été retrouvé. A gauche, des autobus à l’extérieur du bâtiment, le 16 ou le 17 juillet 1942. Ci-dessous, le Vel d’Hiv avant sa destruction, en 1959. sélection novembre 10 sélection selectionclic.com 39 tier bourgeois, se doute-t-on du drame qui se déroule ici, à deux pas de la tour Eiffel ? En fin de matinée, je retourne à la préfecture de police pour expliquer à mes collègues la situation. En retrouvant l’air libre, j’ai l’impression d’émerger d’un cauchemar. Ma responsable reçoit alors un coup de fil que, visiblement, elle at- tendait et m’annonce : « Soyez là à 17 heu- res. Quelqu’un va nous recevoir au siège de la préfecture. » Je vais vite découvrir que ce « quelqu’un » est un haut fonction- naire détaché de la police directement impliqué dans l’organisation de la rafle. Avec toute l’inconscience de ma jeunesse, je lui lance : « Il y a des mo- ments où on a honte d’être français ! Même des animaux, on ne les parque- rait pas ainsi, ils en mourraient. Il y a là des vieillards, des enfants, certains sont encore nourris au sein. Ils n’ont même pas de quoi boire. » Pour me calmer, il me rassure : les robinets seront vite réparés et les « ro- tations des juifs » vont s’accélérer. Avant d’ajouter : « Que tout cela reste entre nous. Si vous parlez trop, vous risquez sans doute de vous faire arrê- ter. » En quittant la préfecture, un fris- son me parcourt malgré la chaleur. Je suis celle qui vit libre et qui, demain, doit retourner dans l’enfer… >>> Madeleine Gutman : Dans l’enceinte du stade, la vie était rythmée par les cris. Nous étions des milliers à faire trembler le sol de nos talons en hurlant : « Nous voulons sortir ! » Des haut- parleurs, une voix tonitruante aboyait : « Mais taisez-vous, vous êtes exaspérants ! » J’avais peu d’échanges avec les autres personnes. Mais je me sou- viens d’une femme, 30 ans peut-être, appuyée sur sa valise, qui noircis- sait des pages. Je lui demandai ce qu’elle écrivait. « Tout ça ! », me ré- pondit-elle en désignant la foule. Au bout du quatrième jour, je ne pensais plus qu’à une seule chose : m’enfuir. « Va si tu le peux, me dit ma mère. Que Dieu te pro- tège ! » Elle, faisant d’ordinaire preuve de sang-froid, était comme absente, to- talement perdue… >>> Denise Tavernier : Ma mère me fait comprendre l’importance de ma mis- sion : « Tu es la seule personne qui les relie au monde extérieur. Tu peux leur apporter une miette de réconfort. » En l’absence d’ordres précis, je décide de faire tout ce que je peux pour soulager la peine de ces malheureux… Le lendemain, des infirmières et des médecins arrivent. Nous manquons de pansements et de médicaments. Je consacre l’essentiel de mon temps à parler et à distribuer le peu de nour- riture. La liste des malades s’allonge, tandis que d’autres restent prostrés pendant des heures. J’assiste, im- puissante, à deux suicides de déses- pérés se uploads/Litterature/ la-rafle-du-vel-d-x27-hiv-x27-deux-temoignages.pdf

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