Études platoniciennes 11 | 2014 : Platon et la psychè Varia La fonction de Diot
Études platoniciennes 11 | 2014 : Platon et la psychè Varia La fonction de Diotime dans le Banquet de Platon (201d1- 212c3) : le dialogue et son double The Function of Diotima in Plato’s Symposium (201d1-212c3): The Dialogue and Its Double CHRISTIAN KEIME Résumés Français English Cet article s’interroge sur les raisons pour lesquelles, dans le Banquet de Platon, Socrate prononce son éloge d’Eros sous la forme d’un dialogue rapporté qui met en scène deux personnages : Diotime et Socrate encore jeune homme. Je montre d’abord que chaque interlocuteur de ce dialogue enchâssé se présente comme une synthèse des deux personnages du dialogue cadre (Agathon et Socrate adulte, devenu un philosophe accompli) : Diotime, c’est le dialecticien Socrate vu par les yeux d’un poète et d’un disciple des sophistes, tel Agathon ; quant au jeune Socrate, c’est Agathon dans les habits d’un jeune dialecticien. À partir de cette description, j’entends montrer que le masque de Diotime, et plus généralement l’ensemble du dialogue rapporté par Socrate, sont des procédés littéraires qui permettent à Platon de présenter, en plus sa théorie sur eros, une leçon de communication qui engage le lecteur à faire une interprétation judicieuse de cette théorie : (1) Platon montre que le dialecticien doit adapter son discours à son interlocuteur, (2) il signale les limites d’une leçon sur eros présentée sous la forme d’un monologue didactique, (3) il promeut les vertus d’un enseignement dispensé, à l’oral ou l’écrit, sous la forme d’un dialogue rapporté. This study investigates the reason why, in Plato’s Symposium, Socrates delivers his lesson on Eros by reporting a dialogue between two characters, Diotima, and Socrates when he was younger. I show first that each character of this embedded dialogue can be considered as a mix of the two characters of the framing dialogue (Agathon and Socrates as an accomplished philosopher): Diotima is the dialectician Socrates considered from the point of view of a poet and a follower of the sophists, whilst the young Socrates is Agathon dressed up as a dialectician. Drawing on this description, I argue that the mask of Diotima, and more generally the whole dialogue narrated by Socrates, are literary devices designed to provide, besides a theory of love, a lesson in communication that prompts the reader to interpret correctly the lesson on eros: (1) Plato shows that the dialectician must adapt his lesson to his addressees, (2) he brings out the limits of a lesson on eros delivered in the form of a didactic monologue, and (3) he vindicates the necessity of teaching through reported dialogue, whether orally or in writing. Entrées d’index Mots-clés : Banquet, Diotime, eros, dialogue, communication Keywords : Symposium, Diotima, eros, dialogue, communication Texte intégral Introduction Quelle est la fonction du personnage de Diotime que Platon met en scène dans son Banquet (201d1-212c3) ? Pourquoi Socrate, au lieu de prononcer un éloge d’eros en son nom, comme les autres orateurs du dialogue, rapporte-t-il l’enseignement d’une femme qu’il prétend avoir rencontrée quelques années avant la guerre du Péloponnèse ? 1 À ma connaissance, trois types de réponses ont été apportés à cette question fort débattue. 2 (I) Diotime est peut-être une figure historique dont Socrate aurait effectivement suivi les leçons dans sa jeunesse. Dans ce cas le personnage aurait pour fonction de transmettre la mémoire d’une savante qui fut peut-être la première femme philosophe de l’histoire, et dont l’enseignement constituait une pierre angulaire de la formation intellectuelle du maître de Platon1. (II) Néanmoins, la plupart des interprètes envisagent Diotime comme un personnage fictif dont Socrate et Platon se serviraient pour incarner la philosophie dans tout son éclat, et pour transmettre tout ce qu’ils pensent d’eros. Dans ce cas, différents motifs peuvent justifier le recours à un tel porte-parole : (1) Socrate comme Platon investissent leur théorie du prestige et de l’autorité attachés à un personnage qu’ils présentent comme une thaumaturge2. (2) En ne parlant pas en son nom, Socrate peut réfuter poliment son interlocuteur direct, Agathon, qui est aussi son hôte, et il peut lui faire la leçon sans se départir du masque de dialecticien ignorant qu’il arbore dans d’autres dialogues (Apologie, Théétète etc.)3. (3) En faisant parler Diotime, Platon indique qu’il s’est émancipé de son maître et qu’il est l’auteur de la théorie d’eros qu’il expose dans le Banquet4. (4) En tant que prêtresse, Diotime signale la parenté entre la pratique de la philosophie et l’expérience religieuse de l’inspiration et de la révélation5 ; (5) et en tant que femme, elle incarne ce que le modèle éducatif et érotique qu’elle décrit6 doit au paradigme de la reproduction et de l’enfantement, contredisant ainsi le modèle traditionnel de la paiderastia7. (6) Une interprétation récente, enfin, souligne l’ambiguïté qui caractérise Diotime : c’est une femme qui s’exprime avec l’autorité d’un homme, une étrangère qui sauve Athènes de la peste, etc. Dans ce cas, le personnage ne serait-il pas la représentation même d’eros, qui est un être intermédiaire et ambivalent ?8 (III) Au rebours de toutes ces explications, on remarque depuis longtemps que le ton dogmatique et autoritaire sur lequel s’exprime Diotime est en contradiction avec la pratique dialectique promue par Socrate, et avec le modèle réciproque de transmission du savoir que Diotime elle-même propose dans sa théorie d’eros. N’est-elle pas explicitement comparée par Socrate aux « parfaits sophistes »9 ? Beaucoup d’interprètes relèvent avec embarras cette incohérence apparente sans proposer de véritable explication10. L’histoire littéraire fournit peut-être une solution intéressante à ce problème11. Le petit dialogue entre Diotime et Socrate, que Platon insère dans son Banquet, évoque l’argument d’un dialogue perdu d’Eschine, Aspasie, qui mettait en scène la célèbre hétaïre initiant Socrate aux mystères d’eros. Pour proposer une théorie d’eros concurrente, Platon a peut- être fait parler un personnage de son invention, mais il a indiqué que cette théorie répondait à celle d’Eschine en attribuant à ce personnage le sexe et les manières autoritaires d’Aspasie12. On peut également considérer que Platon se sert du personnage pour mettre à distance le contenu philosophique du discours qu’elle énonce. En caractérisant Diotime comme une sophiste, il signalerait au lecteur les limites de certains points de sa théorie d’eros, en particulier ce qu’elle dit de l’immortalité de l’âme13. Peut-être même Platon signale-t-il les limites de l’ensemble du discours : la leçon de Diotime ne saurait transmettre la connaissance philosophique stricto sensu, c’est-à-dire la connaissance des essences, à laquelle ne peut parvenir qu’une recherche dialectique14. Cette interprétation correspond à une lecture de Platon dite « dialogique » ou « maïeutique », selon laquelle la forme dialogue est un procédé destiné à engager le lecteur dans une recherche philosophique autonome15. Seule la première de ces interprétations (I) ne paraît pas convaincante. Non qu’il faille contester la réalité historique du personnage de Diotime – l’absence de témoignages littéraires ou archéologiques à son propos nous empêchent d’infirmer autant que d’affirmer son existence ; mais parce que cette interprétation n’a pas le statut d’une explication, elle ne rend pas compte de la fonction du personnage. Même si Platon peuple ses dialogues de figures historiques, le choix de ces personnages, la manière dont il les caractérise et le contenu des discours qu’il leur fait tenir sont motivés non par des intentions historiographiques ou doxographiques, mais par des raisons littéraires et philosophiques16. Ce sont ces derniers motifs qu’il convient d’élucider ; et c’est ce qu’entendent faire les deux autres types d’interprétations (II et III), qui envisagent Diotime comme un personnage fictif. 3 Mon propos n’est pas de rejeter ces interprétations. Je souhaite proposer une lecture du dialogue compatible avec elles, mais qui leur donne de nouveaux fondements. Aussi contradictoires que puissent paraître ces explications, toutes permettent de rendre compte de la fonction du personnage de Diotime : par la bouche de ce personnage, Socrate et Platon, dans un même geste, exposent ce qu’ils pensent d’eros et de la philosophie, et invitent leur public à prendre ses distances par rapport à cet exposé. Néanmoins, pour parvenir à concilier ces deux points de vue, pour comprendre ce qui motive la représentation ambivalente du personnage, il convient de mettre en lumière une des fonctions de Diotime à laquelle les interprètes se sont encore peu intéressés. 4 Je souhaiterais montrer ici que le personnage de Diotime permet à Socrate et à Platon d’introduire un dialogue : l’entretien que cette femme conduit avec Socrate plus jeune, un personnage que j’appellerai dorénavant « le jeune Socrate »17. Or ce dialogue rapporté se donne à lire comme l’image critique, ou corrigée, du dialogue cadre dans lequel il est inséré : la conversation que Socrate, plus âgé – « le vieux Socrate » – conduit depuis le début du Banquet avec ses convives, en particulier Agathon. Ainsi, grâce à Diotime et au dialogue dans lequel il se met en scène plus jeune, Socrate incite ses auditeurs à adopter un point de vue critique sur la situation de communication dans laquelle ils sont engagés lorsqu’ils entendent son discours sur eros. En outre, par des effets d’analogie, Platon nous incite à réfléchir à notre situation de lecteurs et aux pratiques interprétatives uploads/Litterature/ la-fonction-de-diotime-dans-le-banquet-de-platon-201d1-212c3-le-dialogue-et-son-double-pdf.pdf
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- Publié le Jul 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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