© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2009 DOI: 10.1163/057053909X12544602282358 Arab
© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2009 DOI: 10.1163/057053909X12544602282358 Arabica 56 (2009) 543-595 brill.nl/arab L’interprétation symbolique du verset de la lumière chez Ibn Sīnā, Ġazālī et Ibn ʿArabī et ses implications doctrinales Mohammed Chaouki Zine IREMAM (Aix-en-Provence) Abstract Le verset de la lumière a fait l’objet de nombreux commentaires allant de la simple interpréta- tion littérale à l’interprétation allégorique qui mobilise un lourd appareil herméneutique et doc- trinal. Cette étude passe en revue les premières exégèses basées sur le contact direct avec les témoins de la révélation, et examine ensuite trois interprétations relatives à trois modes de pen- sée différents : 1) l’interprétation philosophique d’Ibn Sīnā qui justifie le système métaphysique par le recours au texte de la tradition (le Coran) ; 2) l’interprétation symbolique de Ġazālī qui crée une interaction entre les idées philosophiques et l’expérience mystique, sous l’égide d’une visée éminemment « théologique » ; 3) l’interprétation soufie d’Ibn ʿArabī qui se laisse guider par l’énoncé du Coran et son esprit. Le verset de la lumière offre une multitude d’interprétations en fonction de l’esprit doctrinal qui prédomine. Les symboles employés sont autant un « texte » qu’un « prétexte » pour légitimer un point de vue ou une visée théorique. Keywords Ibn Sīnā, Ġazālī, Ibn ʿArabī, exégèse, taʾwīl, herméneutique, symbolique, soufisme, falsafa, théologie Le verset de la lumière mérite plus qu’une étude comme celle-ci. En effet, il a fasciné exégètes, philosophes et mystiques de par sa prépondérance symboli- que et sa valeur herméneutique et initiatique. Il a fait l’objet de nombreux commentaires qui reflètent, en réalité, la pluralité des interprétations données aux symboles employés (le tabernacle ou la niche, la lampe, le verre, l’arbre, l’huile, le feu, etc.). Comment ces symboles ont été interprétés ? Quel est le sens des paraboles (amṯāl ) que Dieu propose aux hommes ? Cette étude propose trois commentaires relatives à trois orientations que sont la falsafa que représente Ibn Sīnā (m. 431/1037), la “synthèse doctrinale” (théologie, philosophie et soufisme) de Ġazālī (m. 505/1111) et le taṣawwuf d’Ibn ʿArabī (m. 638/1240). Elle tente de montrer que les commentaires réalisés par ces trois ténors de la pensée islamique classique adoptent les exégèses antérieures, 544 M. C. Zine / Arabica 56 (2009) 543-595 comme nous allons les exposer par la suite, tout en se distinguant par la spé- cificité du terrain de prédilection qui est la leur. Chaque commentaire est imprégné d’idées proportionnées au contenu de chaque doctrine et à la visée globale de chaque auteur. Mais chaque commentaire est déterminé aussi par l’esprit du temps, au sens hégélien d’esprit objectif. Ainsi, les savoirs, les habi- tudes et les héritages confectionnent, subrepticement, les textes et les com- mentaires. Un “pluriel” (idées admises, autorités adoptées, habitudes incorporées) laisse une marque sur un “singulier” qui la reproduit dans ses commentaires et ses appréciations. C’est ce que nous allons découvrir avec l’évolution du commentaire du verset de la lumière, du commentaire littéral au développe- ment herméneutique et symbolique. Le verset 35 de la sourate 24: « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Le symbole de Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe ; la lampe est dans un verre ; le verre est comme un astre brillant ; elle est allumée grâce à un arbre béni, un olivier, ni d’orient ni d’occident, dont l’huile éclairerait, ou peu s’en faut, même si nul feu ne la touchait. Lumière sur lumière. Dieu guide vers sa lumière qui Il veut. Dieu propose des paraboles aux hommes. Et Dieu est de toute chose Savant. » ِِ وَاﻷَْرْض َّﻤَﺎوَات َّ ُ ﻧﻮرُ اﻟﺴ اهلل ْﺒَﺎحٌ َ ةٍ ﻓِﳱَﺎ ﻣِﺼ ْﲀ َ ِﺸ ُ ﻧﻮرِﻩِ ﳈ ﻣَﺜَﻞ ٌّ ٌ دُرِّي ِ زُﺟَﺎﺟَﺔٍ اﻟﺰُّﺟَﺎﺟَﺔُ ﻛَﺄََّﳖَﺎ ﻛَﻮْﻛَﺐ ُ ﰲ ْﺒَﺎح اﻟِْﻤﺼ َ َﺮَةٍ ﻣُّﺒَﺎرَﻛَﺔٍ ﯾُﻮﻗَﺪُ ﻣِﻦ ﴭ َ ْﻗِﻴَّﺔٍ وَﻻَ ﻏَﺮِْﺑﻴَّﺔٍ زَْﯾﺘُﻮِﻧﺔٍ ﻻَّ ﴍ ْﻪُ انرٌ َﺴ ِ ءُ وَﻟﻮْ ﱂْ ﲤَْﺴ َ دُ زَْﻳﳤُ َﺎ ﯾﴤ ﻳَﲀ َﺎءُ َّ ُ ﻟﻨُﻮرِﻩِ ﻣَﻦ ﻳﺸ َ ﻧﻮرٍ ﳞْﺪِي اهلل ﻧُّﻮرٌ ﻋَﲆ ِ َّ ُ اﻷَْﻣْﺜَﺎلَ ﻟﻠﻨَّﺎس ُ اهلل ْ ِب وَﯾﴬ َ ْءٍ ﻋَﻠِﲓٌ ُ ِّ ﳾ َّ ُ ﺑﲁ وَاهلل Le mot nūr comporte plusieurs acceptions plus ou moins nuancées en fonc- tion du type de commentaire et de l’exégète qui en est l’auteur. Daniel Gima- ret recense celles que l’on trouve dans la plupart des exégèses : « Nūr, comme nom divin, vient naturellement (comme le confirme la liste de Sufyān) du M. C. Zine / Arabica 56 (2009) 543-595 545 très célèbre v. 24, 35 – couramment appelé “verset de la lumière” – et qui commence par ces mots : Allāhu nūru s-samāwāt wa l-arḍi »1. Le problème qu’il soulève est de savoir comment traduire la phrase sur le plan sémantique : Lumière de Dieu ? Lumière provenant de Dieu ? Il men- tionne les significations théologiques ou ésotériques attribuées au mot nūr : guidance (hudā), Celui qui illumine (munawwir), apparent (ẓāhir), etc. Le terme hudā est en grande partie employé par les exégètes ; munawwir est le sens donné par Baġdādī, Qušayrī, Ṭusī, etc. ; ẓāhir est préféré par Ġazālī dans le Miškāt al-anwār comme nous allons le voir plus loin. Mais il y a aussi l’interprétation corporéiste ou anthropomorphique rapportée par l’héré- siographie attribuant à Dieu un corps lumineux. Le verset semble désigner une métaphore dans un but heuristique en décrivant la lumière divine par des mots accessibles et familiers aux gens : « Si Dieu n’est pas lumière au sens pro- pre, il faut donc l’entendre métaphoriquement. Plusieurs explications, à cet égard, ont été proposées »2. 1- Le verset de la lumière dans l’exégèse musulmane Avant d’étudier les interprétations d’Ibn Sīnā, de Ġazālī et d’Ibn ʿArabī, voyons tout d’abord comment le verset a été commenté par les premiers exégètes. Abū Ǧaʿfar M. b. Ǧarīr al-Ṭabarī3 (m. 310/923) commente le mot nūr par guidance et disposition, c’est-à-dire que Dieu est le Guide (hādī) des cieux et de la terre et Il est Celui qui dispose (mudabbir) leur création4. Il rapporte la signification soutenue par Ubayy b. Kaʿb (m. 30/650) qui accorde à ce terme le sens de clarté (ḍiyāʾ). Le tabernacle ou la niche (miškāt) signifie la foi établie dans le cœur du croyant. Le Coran, mémorisé par le cœur, prend aussi la même signification. L’une des appellations du Coran est “lumière” d’après le verset « Une preuve vous est venue de votre Seigneur, et Nous avons fait des- cendre vers vous une lumière éclatante » (Cor. 4, 174). La lumière est le Coran qui signifie guidance (hudā) et expression claire (bayān)5 : « En effet, si dans certains versets hudā signifie bayān cela vient de 1 D. Gimaret, Les noms divins en Islam : exégèse lexicographique et théologique, Paris, Cerf (« Patrimoines/islam »), 1988, p. 372. 2 Ibid., p. 373. 3 Sur cet exégète v. Claude Gilliot, Exégèse, langue et théologie en islam. Lʾexégèse coranique de Ṭabarī, Paris, Vrin, (« Études musulmanes », 32), 1990. 4 Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān ʿan taʾwīl āy al-Qurʾān, Le Caire, 19683, 12, p. 135. 5 Sur le bayān v. Cl. Gilliot, « Langue et Coran selon Ṭabarī. I – La précellence du Coran », Studia Islamica, 68 (1988), p. 79-106. 546 M. C. Zine / Arabica 56 (2009) 543-595 ce que, le bayan se révélant au cœur par la lumière de la science, cette lumière tend (madda) le cœur vers la chose explicitée et l’incline vers elle »6. Le verset dit « Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut » grâce aux āyāt qui signifient deux choses : les versets du Coran récités et mémorisés par le croyant ; et les signes érigés dans l’univers guidant les hommes vers un Créateur. Ces āyāt érigées dans le monde ou établies dans le cœur prennent donc le nom de tabernacle7. Ce dernier contient une lampe (miṣbāḥ) assimilée par Ṭabarī au cœur (qalb). La lampe se trouve dans un verre (zuǧāǧa), c’est-à-dire le cœur est dans la poi- trine (ṣadr). Le verre ressemble à un astre brillant (kawkab durrī). La lampe tient son combustible d’un arbre béni (l’olivier), allusion faite au cœur qui obtient les sciences et les sagesses du Coran8. D’autres variantes sont évoquées par Ṭabarī pour donner plusieurs significations du verset : La niche, c’est la poitrine du croyant. La lampe, c’est le Coran et la foi. Le verre, c’est le cœur. Il rapporte également la parole d’Ibn ʿAbbās (m. 68/687) selon laquelle la guidance (hudā) est dans le cœur du croyant comme un tabernacle. Le cœur est semblable à la lampe dont l’huile éclaire avant même que le feu ne la touche. Lorsque ce dernier la touche, sa lumière rayonne de plus en plus. Autrement dit, le cœur est guidé par la lumière de la foi avant que la science ne lui parvienne. Lorsque celle-ci l’atteint, sa guidance et sa lumière augmen- tent. La science joue ici le rôle de combustible provenant de l’arbre, c’est- à-dire du Coran. Un autre sens est rapporté d’après Ibn ʿAbbās et Muǧāhid (m. 104/722) : la lampe et ce qu’elle contient uploads/Litterature/ l-x27-interpretation-symbolique-du-verset-de-la-lumiere.pdf
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- Publié le Dec 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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