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1 Létitia MOUZE Université Toulouse 2-Jean Jaurès De l’interprétation dans le Phèdre : Que Platon a proclamé la mort de l’auteur un peu avant Barthes Introduction Ce n’est pas par hasard que Derrida a consacré un de ses tout premiers textes au Phèdre de Platon. La pharmacie de Platon, publiée en 1968 dans la revue Tel Quel, a d’abord été reçue comme une interprétation audacieuse, voire trop audacieuse, trop libre, trop joueuse, trop désinvolte avec le texte et l’auteur, de ce texte classique, avant de devenir elle-même un texte classique, une interprétation de référence, publiée comme on sait dans l’édition de poche de référence en français (GF 1989). Si cette lecture a paru alors iconoclaste, irrévérencieuse c’est parce qu’on a estimé qu’elle faisait violence au texte, en le tordant en tous sens à la faveur de jeux de mots douteux, de manière à lui faire soutenir des thèses anti-platoniciennes, ou supposées telles. On reconnaîtra pourtant volontiers que les jeux de mots abondent dans les Dialogues, et qu’en cela au moins Derrida est fidèle à Platon. Je voudrais montrer ici qu’il lui est en fait, contrairement aux apparences, très profondément fidèle. Je laisserai de côté la délicate question qui consiste à faire le départ entre ce qui est platonicien et ce qui ne l’est pas. Mais il est une chose fondamentale en quoi Derrida est totalement platonicien : c’est dans la violence qu’il prétend faire au texte. Il en propose en effet non pas une explication, comme c’est d’ordinaire le but d’une étude philosophique dont l’objet un texte philosophique, mais bien une interprétation, c’est-à-dire une lecture, c’est-à- dire une appropriation, qui s’attache à la lettre du texte et qui de cette lettre tire un sens qu’on estime ne pas être platonicien. Or précisément, ce que dit, en substance, le fameux texte sur l’écriture de la fin du Phèdre, c’est que le propre d’un texte écrit – et le Phèdre est de ceux-là – c’est d’être livré à la multiplicité indéfinie des interprétations. Cette thèse platonicienne, Derrida l’applique concrètement, et ce, sur le texte même qui l’énonce. C’est pourquoi La pharmacie de Platon peut être considérée comme un véritable texte-manifeste : il ne s’agit pas seulement de l’application d’une méthode à un texte pris au hasard, mais de la mise en application sur un texte de la thèse énoncée par ce texte. C’est cette thèse platonicienne que je voudrais ici explorer, en revenant d’abord sur ce passage bien connu du mythe de Theuth et de sa suite immédiate, puis en mettant en rapport ces lignes avec d’autres moments du dialogues, en particulier le mythe de Borée. Je voudrais montrer qu’on peut, à partir de ces textes, reconstituer quelque chose comme une théorie platonicienne de l’interprétation, c’est-à-dire de la lecture en général, et de la lecture de fiction en particulier – ce qui n’exclut pas, loin s’en faut, que cette théorie ne puisse valoir également pour les textes dits « philosophiques », d’autant que cette ligne de partage est fort discutable, et qu’elle ne s’applique à mon avis absolument pas aux Dialogues platoniciens. I. La critique de l’écriture et de la lecture à la fin du Phèdre 1) Le mythe de Theuth 2 Commençons par le texte de la fin du Phèdre qu’on désigne volontiers comme « la critique de l’écriture » par Platon. Il s’agit à la fois du mythe de Theuth, et de ce qui le suit. Je voudrais montrer qu’il s’agit, non pas seulement de l’écriture, mais tout autant de la lecture. Le mythe rapporte que l’écriture fut inventée par un certain Theuth qui fut aussi l’inventeur du nombre, du calcul, de la géométrie, de l’astronomie, du jeu de tric-trac, etc. On remarquera au passage que ces inventions se partagent entre des activités qu’on peut supposer sérieuses (nombre, calcul, géométrie, astronomie), et d’autres que l’on peut supposer ludiques (le jeu de tric-trac). Or plus loin, Socrate critique ceux qui voient en l’écriture une activité sérieuse, et la range du côté du jeu. L’énumération des inventions de Theuth, qui ont entre autres, mais peut- être bien en particulier, pour caractéristique de se distribuer selon ces deux catégories (on comprend alors ce que vient faire le tric-trac là-dedans), incite à considérer cette distinction entre deux manières d’aborder l’écriture comme décisive, et à voir dans l’identification de l’écriture à un jeu quelque chose d’essentiel et nullement anecdotique. La question que suggère l’histoire telle qu’elle est racontée, question non explicite, est en effet celle de déterminer de quel côté (activité ludique ou activité sérieuse) il faut ranger l’écriture. Et tandis que Theuth y voit l’activité la plus sérieuse qui soit (puisqu’elle permet, selon lui, ce qu’il y a de sérieux par excellence, le savoir), Socrate, lui, la met du côté du jeu1. Je reviendrai sur ce point plus bas. Pour le moment, revenons au contenu explicite du mythe. Invité à présenter au roi Thamous toutes ces inventions, raconte le mythe, Theuth fit l’éloge de l’écriture en la présentant comme un remède (pharmakon) pour la mémoire (mnèmè) et le savoir (sophia). A quoi le roi Thamous rétorqua par deux objections : d’une part, c’est l’oubli, et non la mémoire, que l’écriture versera dans l’âme, puisque le support de la mémoire deviendra extérieur ; d’autre part, ce n’est pas le savoir (sophia) qu’elle engendrera, mais l’apparence de savoir (doxosophia – par quoi il faut entendre aussi bien le paraître savant à autrui qu’à soi-même, le « se croire savant »). Ces deux objections reposent toutes les deux sur des distinctions conceptuelles. La première met en jeu l’opposition entre mémoire (mnèmè) et remémoration (hupomnèsis), la seconde celle du savoir (sophia) et de son apparence (doxosophia). La première objection est expliquée par Thamous lui-même à l’intérieur du mythe rapporté par Socrate. La seconde en revanche ne fait pas l’objet d’une justification dans le cadre du mythe, mais elle est expliquée par Socrate lui-même, qui, du coup, prend la suite de Thamous. Dès lors, contrairement à ce qu’on pourrait croire ou attendre, on n’a pas d’abord le mythe, suivi ensuite de son exégèse, mais un mythe prolongé par un discours non « mythique », c’est-à-dire un discours qui sort du cadre du récit, mais qui revient sur un des éléments du mythe, en épousant la thèse du héros de ce dernier, ce qui est une manière de gommer la distinction entre le moment du récit, et le moment de l’analyse, c’est-à-dire le moment supposé « philosophique » par opposition au moment narratif qui lui, ne le serait pas. En d’autres termes, cette présentation invite à subvertir l’opposition entre mythe et philosophie, puisque le discours supposé philosophique ne fait que prolonger le récit, et pourrait s’inscrire en lui. Je me concentrerai ici sur la seconde objection faite à Theuth et son explicitation par Socrate. 2) L’écriture est un logos muet et la lecture un questionnement sans réponse On remarquera d’abord que la critique de l’écriture qui se déploie alors ne concerne pas seulement, voire, pas tant, l’écriture, que la lecture. C’est que les deux vont de pair : un texte écrit est un texte à lire – tel est le seul usage que l’on en puisse faire. Tant qu’il n’est pas lu, il n’a pas de véritable existence. Ecrire, c’est une manière de s’adresser, c’est appeler la lecture. 1 Phèdre 276b sqq. 3 Dès lors, les caractéristiques de l’écriture commandent les caractéristiques de la lecture. Or de la lecture, il est bien effectivement question d’emblée : le reproche que Thamous adresse à l’écriture porte sur l’effet psychologique et donc éthique de l’écriture sur ceux qui en sont les lecteurs. La lecture ne rend savant, disent en substance Thamous, puis Socrate, mais elle donne à celui qui lit l’illusion de l’être, et le fait paraître tel aux yeux d’autrui. Elle est donc cause de présomption (ceux qui lisent, observe Thamous, sont du coup « difficiles à supporter »). La question qui se pose alors est : pourquoi Thamous peut-il affirmer que la lecture ne rend pas réellement savant ? On sait pourquoi elle ne favorise pas la mémoire, mais la remémoration, Thamous l’a expliqué2. On ne sait pas encore en revanche en quoi elle procure non pas la sophia, mais la doxosophia : cela, Thamous ne l’explique pas, et il revient à Socrate de prendre sa suite pour le dire. Il ne s’agit pas alors pour lui d’expliquer le mythe, mais de le prolonger, en prenant la place de Thamous, donc, en se glissant en quelque sorte dans le récit, en s’assumant dès lors ainsi comme son auteur – c’est-à-dire en suggérant que celui qui porte une telle critique envers la lecture, c’est le philosophe, celui qui, sans cesse, est présenté comme sachant qu’il ne sait rien, sachant qu’il ne possède pas de savoir, raison pour laquelle il désire savoir. Mythe et discours philosophique, si l’on veut, c’est-à-dire pour autant que cette distinction dans les dialogues de Platon soit pertinente, ce que je ne crois pas, s’entrelacent. Le prolongement que donne Socrate au mythe concerne le rapport à l’écriture tant de uploads/Litterature/ l-interpretation-dans-le-phedre-de-platon-letitia-mouze.pdf

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