Extrait de la publication L'Art de réduire les têtes DU MÊME AUTEUR Essais Le B
Extrait de la publication L'Art de réduire les têtes DU MÊME AUTEUR Essais Le Bégaiement des maîtres - Lacan, Benveniste, Lévi-Strauss... [1988]. Réédition Arcanes/Apertura, 1999 Les Mystères de la trinité, Gallimard, 1990 Folie et démocratie, Gallimard, 1996 Lacan et le miroir sophianique de Boehme, EPEL, 1998 Lettres sur la nature à l'usage des survivants, Calmann-Lévy, 1999 Romans Les Instants décomposés, Julliard, 1993 Dany-Robert Dufour L'Art de réduire les têtes Sur la nouvelle servitude de l'homme libéré, à l'ère du capitalisme total DENOËL Extrait de la publication Ouvrage publié sous la direction de Renaud de Rochebrune © 2003, by Éditions Denoël Extrait de la publication Pour Michel « L'Homme est, au-dedans de lui-même, le lieu d'une histoire. » Jean-Pierre Vernant, article de YEncyclopaedia universalis sur Ignace Meyerson. « Nous sommes voués à vivre désormais à nu et dans l'angoisse, ce qui nous fut plus ou moins épar- gné depuis le début de l'aventure humaine par la grâce des dieux. » Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. « La réalisation définitive de l'individu coïncide avec sa désubstantialisation. » Gilles Lipovetski, L'Ère du vide. «Où maintenant? Quand maintenant? Qui main- tenant?» Samuel Beckett, L'Innommable. « Lisse, brillant, blanc, comme ce ciré Helly Han- sen que j'avais fini par réussir à chourer. Une grande plasticité du moi. C'était également noté dans mon dossier. Plastique. Voilà. » Paul Smaïl, Ali le Magnifique. Extrait de la publication Avant-propos Il est courant de croire que le capitalisme, c'est fonda- mentalement « bête », un pur système obstiné qui vise avant tout la recherche du profit maximal. Toutefois, peu avant le tournant néo-libéral du capitalisme, au début des années 1970, le docteur Jacques Lacan, psy- chanalyste bien connu pour son habileté à débusquer le sens sous le sens, avait mis en garde ses auditeurs, alors très politisés, et leur avait proposé au cours de son sémi- naire une interprétation tout autre : « Le discours capita- liste, c'est quelque chose de follement astucieux [...], ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux. Mais justement ça marche trop vite, ça se consomme. Ça se consomme si bien que ça se consume l. » Le capitalisme fonctionnerait donc très bien. Si bien qu'un jour il devrait finir... par se consommer lui-même. Mais voilà : il ne se consumera pas avant d'avoir tout consommé : les ressources, la nature, tout - jusques et y compris les individus qui le servent. Dans la logique capitaliste, précisait Lacan, a été « substitué à l'esclave antique » des hommes réduits à l'état de « produits » : «des produits [...] consommables tout autant que les 1. Lacan, « Conférence à l'université de Milan ». 12 mai 1972, iné- dit. autres 1 ». C'est d'ailleurs en ce sens plutôt macabre que l'éminent psychanalyste proposait d'entendre des expres- sions légèrement euphorisantes comme «matériel humain » ou « société de consommation ». À l'heure de la victoire totale du capitalisme et de la célébration du « capital humain », de la gestion éclairée des « ressources humaines » et de la « bonne gouver- nance liée au développement humain », ces propos mali- cieux gardent tout leur sel. Ils laissent tout simplement entendre que le capitalisme consomme aussi... de l'homme. Il tiendrait en somme sa remarquable intel- ligence d'avoir su transformer en un système social effi- cient, d'une ampleur à présent quasiment mondiale, ce que l'ironique slogan surréaliste exprimait avec une belle verdeur : « Mangez de l'homme, c'est bon2 ! » Une discrète anthropophagie perdurerait-elle sous le progrès? C'est bien possible. Mais alors que consomme- rait aujourd'hui le capitalisme? Les corps? Ils sont utili- sés depuis longtemps et la notion déjà ancienne de « corps productifs » en témoigne 3. La grande nouveauté, ce serait la réduction des esprits. Comme si le plein déve- loppement de la raison instrumentale (la technique), per- mis par le capitalisme, se soldait par un déficit de la raison pure (la faculté de juger a priori de ce qui est vrai ou faux, voire bien ou mal). C'est très précisément ce trait qui nous semble caractériser en propre le tour- 1. Lacan, L'Envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991, séance du 17 décembre 1969, p. 35. 2. Tracts surréalistes et déclarations collectives, tome I : 7922- 1939, présentation et commentaires de José Pierre, Le Terrain vague, Paris, 1980. 3. La notion de « corps productif » en tant que corps biologique intégré dans le processus de production est déjà présente chez Marx dans Le Capital in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1965, cf. Livre premier, « Le développement de la production capitaliste », IVe section : « La production de la plus-value relative », XIII : « Coopé- ration ». Voir aussi Deleule et Guery, Le Corps productif, Marne/ Repères, Paris, 1972. Extrait de la publication nant dit « postmoderne » : le moment où une partie de l'intelligence du capitalisme s'est mise au service de la « réduction des têtes ». Pour faire apparaître cette consomption actuelle des esprits, nous allons donc, tout au long de ce livre, la mettre en rapport avec l'extinction rapide des formes philosophiques modernes du sujet qui servaient de réfé- rence et nous permettaient, jusqu'alors, de penser notre être-au-monde. L'hypothèse que je développerai est en somme simple, mais radicale : nous assistons présente- ment à la destruction du double sujet de la modernité, le sujet critique (kantien) et le sujet névrotique (freudien) - à quoi je n'hésiterai pas à ajouter le sujet marxien. Et nous voyons se mettre en place un nouveau sujet « post- moderne ». Ce jugement, dont je n'ignore évidemment pas le côté abrupt et intempestif, appelle d'emblée plusieurs préci- sions, avant d'être développé et confronté à la réalité qui nous entoure. 1. Ce processus de casse simultanée du sujet moderne et de fabrique d'un nouveau sujet (appelons-le post- moderne) agit extrêmement rapidement. Certes, le sujet critique kantien, né dans les parages des années 1800, est vieux de deux siècles. De même, le sujet névrotique de Freud, né aux parages des années 1900, perdure jusqu'à nos jours au point d'avoir occupé une bonne partie de la scène de la pensée du xxe siècle. Mais ces deux sujets, que leur âge respectable semblait devoir mettre à l'écart de toute exécution sommaire, sont en train de disparaître sous nos yeux avec une rapidité sidérante. Il y a là un phénomène étonnant à analyser. On pensait ces sujets philosophiques à l'abri des vicissitudes de l'histoire, bien installés dans une position transcendantale et constituant d'increvables références pour penser notre être-au-monde - et, de fait, bien des penseurs continuent spontanément Extrait de la publication à réfléchir avec elles, comme si elles étaient éternelles. Or, même s'ils correspondent à des constructions histo- riques éminentes, ces sujets perdent peu à peu de leur évidence. La puissance de l'abord philosophique qui les constituait semble s'évanouir dans l'histoire. Ils deviennent flous. Leurs contours s'estompent, nous sommes en train de passer à une autre forme sujet. Ce long règne et cet évanouissement soudain ont de quoi surprendre. On a du mal à croire que des figures aussi répertoriées, aussi élaborées, aussi éprouvées puissent disparaître en si peu de temps. On ne devrait cependant jamais oublier que des civilisations millénaires peuvent s'éteindre en quelques lustres. Pour s'en tenir à des événements récents, il faut se souvenir qu'on a vu des tribus d'Indiens de la forêt amazonienne, qui avaient tra- versé les siècles et les environnements les plus hostiles sous l'auspice de pratiques symboliques solidement ancrées, périr en quelques semaines, incapables de résis- ter aux coups de boutoir d'une autre forme d'échange '. L'évocation de ce cas d'école n'est pas fortuite : je gage que c'est aussi de la généralisation d'une autre forme d'échange qu'est en train de mourir en Occident le sujet moderne dans sa double référence kantienne et freu- dienne. 1. Voir par exemple, La Guerre de pacification en Amazonie, long métrage documentaire d'Yves Billon, Les Films du village, 1973. Lors du creusement de la route transamazonienne au Brésil, l'État brésilien mit au point la politique dite du « contact forcé » pour désamorcer les réactions d'autodéfense des Indiens. On évoque dans le documentaire, tourné au début des années 1970, le sort des indiens Parakanas. La technique d'approche est simple, mais d'une redou- table efficacité : on édifie des tapini, abris rudimentaires en feuillage où sont accrochés des « cadeaux ». Une fois le contact noué par ce biais, un « camp d'attraction indigène » est établi qui précipite l'Indien dans l'engrenage fatal des échanges marchands. Le proces- sus d'acculturation est brutal, destructeur et extrêmement rapide. Il ne reste plus qu'à les parquer dans des réserves indigènes où les taux de suicide, individuel ou collectif, sont considérables... Extrait de la publication 2. Cette mort programmée du sujet de la modernité ne me semble, en effet, pas étrangère à la mutation que l'on observe depuis une bonne vingtaine d'années dans le capitalisme. Le néo-libéralisme, pour nommer sommaire- ment ce nouvel état du capitalisme, est en train de défaire toutes les uploads/Litterature/ l-art-de-reduire-les-tete.pdf
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- Publié le Dec 28, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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