52 I L’ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES I N° 53 I mais aussi du judo. Plus fondamenta

52 I L’ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES I N° 53 I mais aussi du judo. Plus fondamentalement : me retrouver seul dans une ville où, hormis quelques judokas, je ne connais strictement personne ; origi- naire d’Angers, où j’ai fait mes études secondaires, j’aurais dû «normalement» aller à Rennes. Question judo, ça marchera bien : 1er dan en 1953, champion- nats régionaux, nationaux, etc. Question philosophie, l’enseignement proposé par la fac est d’une médio- crité accablante (ça changera par la suite) : mais peu importe ; ce qu’on apprend réellement, on l’apprend seul, en pratiquant les grands textes ; ce que je fais, en attendant mieux. Point positif dans cette petite ville extraordinaire. C’est également lui qui, le premier, me parle de Michaux, d’Artaud, du surréalisme, etc. Gé- rard est pour moi, à cette époque, le passeur d’une culture vivante, moderne, dont l’université ne dit pas un mot. Dans les parages, il y a aussi Michel Chaillou (lui aussi «fait» philo), puis Alain Sicard, Jean-Claude Valin. Pas une «bande» à proprement parler, plutôt des individus singuliers qui ont des intérêts communs (littérature, jazz, cinéma), et qui discutent ensemble, qui se croisent ici ou là, parmi beaucoup d’autres (dont certains cultivent un art de profiter du présent digne de tous les éloges). Une nuit, lors d’un arrêt forcé en gare de Tours, je découvre Céline dans une réédition (1950) de Mort à crédit : exemplaire acheté au kios- que (je l’ai toujours), lu d’une traite, choc. D’autres fois, on passe la nuit au buffet de la gare de Poitiers (pas encore reconstruit, c’est alors une espèce de ba- raquement minable qui reste ouvert jusqu’à 6h du matin), et on y écoute «Le Shériff» (un copain de l’époque) nous chanter ses chansons en s’accompa- gnant à la guitare, sans que personne dans l’établisse- ment n’y trouve à redire, au contraire. Il y a manifes- tement de la velléité «littéraire» dans l’air – poésie, surtout, mais (à ma connaissance) encore rien de con- cret. Je n’ai pas beaucoup d’argent pour vivre, mais je suis sans inquiétude économique (on est au début des «trente glorieuses») ; la guerre d’Indochine se déroule très loin, celle d’Algérie n’a pas encore com- mencé. La vie me semble facile ; pourtant, déjà, des résurgences fascistes pétainistes ; apparition du mou- vement poujadiste, on va bientôt parler (1956) d’un certain Le Pen ; la venue à Poitiers de Maurice Bardèche provoque à la Maison du peuple une con- tre-manifestation de gauche importante. Et puis, j’ai pas mal d’amis qui «font» espagnol et qui me rap- pellent qu’en Espagne Franco sévit toujours. En fac Poitiers 2001 O reconstruction Un aller-retour I Jean-Louis Houdebine traduit des ouvrages sur le jazz et Leo Steinberg : La Sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, «L’infini», Gallimard, réédition 2001, Trois études sur Picasso, éd. Carré. Jean-Louis Houdebine témoigne, en réponse à nos questions, de l’effervescence intellectuelle à Poitiers dans les années 50 et 60 Par Jean-Louis Houdebine qui a pour moi quelque chose de quasi médiéval : un sentiment de grande liberté. Etudiants peu nombreux (guère plus de 1 500) ; l’Académie de Poitiers est alors très vaste (de Barbe- zieux à Vendôme, de La Ro- chelle à La Châtre) : aucun de mes camarades de cette époque n’est intégré à la ville ; nous y bénéficions d’une indulgence générale – vie insouciante, ex- travagances accueillies avec amusement. Moment essentiel pour moi de ces années-là : la découverte du jazz, grâce à Gé- rard Bourgadier (Montmo- rillon !), qui nous fait partager son enthousiasme lors d’audi- tions de disques (dans le hall du R.U.) dont je garde un souvenir n peut tout résumer en quelques dates. No- vembre 1952 : j’ai 18 ans, j’arrive à Poi- tiers pour y faire des études de philosophie, I L’ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES I N° 53 I 53 de Lettres, nous ne sommes guère politisés, me sem- ble-t-il, mais nous sommes tous anti-fascistes, ins- tinctivement de gauche. Le Poitiers où je reviens en 1959-60 (après plusieurs années à Tours, un mariage, deux enfants, un divorce, une adhésion au PC, un Capesde lettres – j’ai bifur- qué – et toujours le jazz et le judo !) est très différent. Près de 10 000 étudiants, avec obligation de résultats à l’arrivée (fini les siestes, au printemps, sur les piles du pont Joubert !), la menace de l’incorporation en Algérie, la «sale guerre» et les luttes politiques qui l’accompagnent, De Gaulle au pouvoir, etc. A quoi se mêle, à Poitiers comme ailleurs, une effervescence intellectuelle exceptionnelle, qui va s’amplifier tout au long des années 60. Gros travail de remise à jour dès mon retour du ser- vice militaire (juin 63). Impression exaltante que tout va se débloquer – même au PC ! Découvertes multi- ples dans le champ de la pensée moderne – Lévi- Strauss, Foucault, Althusser, Barthes, surtout, puis Lacan ; plus rien à voir avec le post-existentialisme fadasse des années 50. Approche de la littérature pro- fondément modifiée ; lecture déterminante de Ponge, de Joyce, etc. D’où, rétrospectivement, l’ambiguïté qui va caracté- riser (selon moi) les activités de la revue Promesse. C’est J.-C. Valin qui en est le fondateur (1960 : la même année que Tel Quel à Paris !) et l’animateur ; lui-même est poète (de longue date), très marqué par R.-G. Cadou, l’Ecole de Rochefort – tout un courant poétique qu’il me fait connaître, apprécier (cf. égale- ment D. Raynaud, G. Bonnet, que Promesse publiera), mais dont je vais aussi m’éloigner de plus en plus ; d’autant qu’en 1966, la rédaction de Promesse intè- gre de nouveaux venus, comme J. Kerno (lequel, pen- dant un temps, fabriquera la revue sur une presse à bras !), de jeunes étudiants, comme J. Chatain, et sur- tout Guy Scarpetta, eux aussi très intéressés par les recherches menées par les écrivains de Tel Quel. Je le répète : il règne alors à Poitiers un climat intellectuel extrêmement favorable aux expériences les plus di- verses : en témoignent, par exemple, de bons musi- ciens de jazz amateurs, un TUP (Théâtre Universi- taire Pictave !) très actif (Marie Thonon, J.-L. Jacopin, D. Garnier, G. Giudicelli, etc.) avec lequel nous en- tretenons des rapports très amicaux (lectures publi- ques de Michaux, d’Artaud, etc.). Un de mes meilleurs souvenirs de cette période : l’Université populaire (dite «Nouvelle» dans le vocabulaire PC) que nous essayons de mettre sur pied avec A. Sicard ; je nous revois dans l’arrière-salle d’un bistrot, derrière Notre-Dame-la- Grande – au programme, ce soir-là : la philosophie ma- térialiste, Marx, Epicure et Démocrite. Sacrée époque, tout de même… Comme je travaille également pour la revue des intellectuels du PC, La Nouvelle Critique, dont Claude Prévost, professeur au lycée de Poitiers, est l’un des dirigeants les plus importants, je suis amené à rencontrer Sollers en 66-67, puis Marcelin Pleynet, Julia Kristeva (elle vient d’arriver en France). Promesse publie quelques-uns de leurs textes. Je me sens engagé dans une tout autre aventure. Pour reprendre une for- mule d’Isidore Ducasse, c’en est fini pour moi des «gé- missements poétiques de ce siècle». Autant dire que nous sommes un certain nombre, sur- tout après mai 1968, à penser de plus en plus à Paris. Chaillou, que j’ai remplacé quelque temps comme prof de lettres à Montmorillon, y est déjà installé depuis plusieurs années ; puis ça a été le tour de Bourgadier, La place du marché dans les années 50. Coll. Pierre Juchault. de Scarpetta, de Marie Thonon et de Jacopin. Je me rends moi-même chaque semaine à Paris, pour le sé- minaire de Greimas, avec lequel je suis inscrit en thèse, ou pour les séances du Groupe d’études théo- riques de Tel Quel. J’habite alors juste en face la gare ; à plusieurs reprises, auparavant, j’ai habité Porte de Paris, notamment dans un lieu plutôt cu- rieux, dit «Aux 100 000 pneus» (Chaillou y a logé aussi, un temps, au rez-de-chaussée !). Comme quoi… En ce qui me concerne, c’est la rupture défi- nitive avec le PC, en 71-72, qui me décidera à partir, après un bref passage chez les «maoïstes» poitevins, dont le moins que je puisse dire est que la modernité littéraire et artistique n’était pas vraiment au centre de leurs préoccupations… 1974. J’ai 40 ans. De nouveau, sentiment de grande liberté. Accueil de Sollers à Paris : «Plus on est de fous, plus on rit.» De fait, on ne va pas s’ennuyer. I LE CHOIX DE JEAN-LOUIS HOUDEBINE Eloge de l’infini, Philippe Sollers, Gallimard, 2001 Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 2001 Œuvres cinématographiques complètes, Guy Debord, Gallimard, 1994 uploads/Litterature/ jean-louis-houdebine.pdf

  • 43
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager