L'HISTOIRE MONDIALE/GLOBALE, UNE JEUNESSE EXUBÉRANTE MAIS DIFFICILE Pierre Gros

L'HISTOIRE MONDIALE/GLOBALE, UNE JEUNESSE EXUBÉRANTE MAIS DIFFICILE Pierre Grosser Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire » 2011/2 n° 110 | pages 3 à 18 ISSN 0294-1759 ISBN 9782724632071 DOI 10.3917/ving.110.0003 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2011-2-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Il contextualise tout d’abord l’émergence, aux États-Unis, de ce courant historiographique et en mon- tre les enjeux en termes d’enseignement. Il souligne ensuite combien l’approche amé- ricaine est loin d’être dominante : l’histoire mondiale relève aussi d’autres traditions nationales. Enfin, il relativise les succès de ce courant, y compris aux États-Unis, et reprend les critiques qu’il suscite. Après la Revue d’histoire moderne et contempo- raine 1 et Le Débat 2, Vingtième Siècle a publié un article sur l’histoire mondiale/globale (world/ global history) 3. Le présent article voudrait, avec un regard extérieur d’historien des relations internationales, mettre l’accent sur l’émergence pluricentrée de cette histoire et sur ses limites. T outefois, la place ne permet pas ici de faire des hypothèses sur le manque d’entrain pour cette histoire en France 4, ni de comparer ce « tour- (1) Dossier « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54 (4), 2007. (2) Dossier « Écrire l’histoire du monde », Le Débat, 154, 2009. (3) Chloé Maurel, « La World/Global History : questions et débats », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 104, octobre-décem- bre 2009, p. 153-166. (4) Nous renvoyons au tableau brossé par Olivier Petré- Grenouilleau pour le 21e congrès du Comité international des sciences historiques à Amsterdam en 2010 : « Les historiens français et les mondialisations », in Jean-François Sirinelli, Pascal Cauchy et Claude Gauvard (dir.), Les Historiens français à l’œuvre, 1995-2010, Paris, PUF, 2010, p. 287-300. nant global » (« global turn ») avec celui qu’ont connu d’autres disciplines des sciences socia- les, ni de présenter les riches problématiques qui ont émergé grâce à lui, ni de contester les jugements portés par Chloé Maurel dans cette revue, qui en fait avant tout un rouleau com- presseur américain et néolibéral. Cette histoire n’est pas une exclusivité américaine, elle est loin de triompher, et elle suscite bien des interro- gations. L’affirmation d’une histoire mondiale à l’américaine Aux États-Unis, l’intérêt pour l’histoire mon- diale résulte de débats identitaires et académi- ques, des interrogations de guerre froide sur la capacité de ce pays à connaître le monde, et de la conscience croissante que les États-Unis, loin de n’être que les architectes d’une mon- dialité à leur image, peuvent être transformés par la mondialisation. L ’émergence de l’histoire mondiale comme discipline académique aux États-Unis doit être reliée à sa percée dans l’enseignement. Une tradition américaine d’histoire « transnationa- lisée » des États-Unis a toujours existé 5. Une histoire générale (general history) et une pre- mière histoire mondiale avaient, depuis la fin du 19e siècle, essayé d’occuper une place dans les (5) Marcus Gräser, « World History in a Nation-State : The Transnational Disposition in Historical Writing in the United States », The Journal of American History, 95 (4), mars 2009, p. 1038-1054. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/09/2022 sur www.cairn.info via Université de Genève (IP: 129.194.240.186) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/09/2022 sur www.cairn.info via Université de Genève (IP: 129.194.240.186) PIERRE GROSSER 4 cursus scolaires, mais n’avaient pas convaincu 1. Dès les années 1910 ont existé des formes d’en- seignement d’histoire non occidentale, justi- fiées par la prise en compte des vagues d’im- migration et par le rôle des États-Unis dans le monde, mais sans que soit remise en cause la vision d’une Amérique parangon des valeurs occidentales et reprenant le flambeau de leur défense et de leur diffusion 2. L ’enseignement de la civilisation occidentale (Western civiliza- tion) fut un enfant de la Première Guerre mon- diale et des anxiétés sur l’avenir de la civilisa- tion entre les deux guerres 3. À l’image de la législation sur l’immigration, l’horizon de l’his- toire américaine s’est toutefois rétracté de la fin des années 1920 aux années 1950. À partir des années 1970, il fut question de contourner l’oligarchie conservatrice, mâle et blanche qui était considérée comme seule pro- ductrice et seule actrice de l’histoire des États- Unis. Au même moment, le concept de moder- nisation était remis en cause parce qu’il semblait, selon les mots de David Ekbladh, « un label pour une approche chauvine dépendante d’univer- saux évolutionnistes, d’exemples occidentaux, et d’impératifs de guerre froide 4 ». Les ensei- gnements d’histoire américaine et de civilisa- tion occidentale (laquelle montrait avant tout les progrès du rationalisme et de la liberté) furent donc remis en cause, dans un système scolaire très décentralisé et confronté à l’influence et au nombre croissants des minorités ethniques (1) Gilbert Allardyce, « T oward World History : American Historians and the Coming of the World History Course », Journal of World History, 1 (1), 1990, p. 23-76. (2) Katja Naumann, « T eaching the World : Globalization, Geopolitics and History Education at US Universities », Ger- man Historical Institute Bulletin Supplement, 5, 2008, p. 123-144. (3) Gilbert Allardyce, « The Rise and Fall of the Western Civilization Course », The American Historical Review, 87 (3), juin 1982, p. 695-725 ; Daniel A. Segal, « “Western Civ” and the Staging of History in American Higher Education », The American Historical Review, 105 (3), juin 2000, p. 770-805. (4) David Ekbladh, The Great American Mission : Moderniza- tion and the Construction of an American World Order, Princeton, Princeton University Press, 2010, p. 250. dont l’histoire ne pouvait être que transnatio- nale, tandis qu’étaient mis en place des modules d’histoire mondiale. Cette évolution fut aussitôt critiquée. Elle semblait un « abandon de l’Occident » : elle participerait à une balkanisation de la société américaine et à un relativisme inacceptable. La question de l’enseignement de l’histoire et du contenu des manuels fut donc au cœur des « guerres culturelles » (« cultural wars ») des années 1980, périodiquement relancées, par exemple en 1994 avec la querelle sur les standards de l’histoire mondiale, dans laquelle s’impliqua avec véhémence l’épouse du futur vice-président Dick Cheney. Les critiques se sont multipliées encore récemment contre les manuels de quatre grandes maisons d’édition, qui ne donneraient pas assez de poids aux héri- tages gréco-romains, judéo-chrétiens et anglo- américains, éviteraient de parler d’échec éco- nomique, de tyrannie et de violences pour le monde non européen, ou les expliqueraient seulement par l’impérialisme occidental. Sur- tout, ils sont accusés de mentir sur l’islam et donc de ne pas expliquer le terrorisme. En réalité, la discipline de l’histoire mon- diale est née de manière assez indépendante de ces combats. Elle est peu liée aux différen- tes autorités et protagonistes qui évoluent dans le champ éducatif américain et ne s’est guère engagée. L ’enjeu était plutôt, du point de vue des universitaires, de fournir des matériaux intellectuels et pédagogiques pour les ensei- gnants du secondaire et pour les étudiants de licence. De grands professeurs, enseignant notam- ment à l’Université de Chicago (Michael Geyer, Akira Iriye), s’intéressèrent à l’histoire mondiale, laquelle s’était organisée en associa- tion lors d’une conférence en 1982 à Hawaï, c’est-à-dire loin des universités américaines les plus prestigieuses. Ils donnèrent ses lettres de noblesse à l’histoire mondiale, en réfléchissant, © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/09/2022 sur www.cairn.info via Université de Genève (IP: 129.194.240.186) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/09/2022 sur www.cairn.info via Université de Genève (IP: 129.194.240.186) L’HISTOIRE MONDIALE/GLOBALE 5 dans le cadre de la prestigieuse American Histo- rical Review, sur ses potentialités 1. Mais ils cri- tiquaient aussi ses narrations un peu simplistes et essayèrent d’en approfondir la méthodolo- gie. Akira Iriye et Michael Geyer étant ori- ginaires de pays symboles des pathologies de l’État-nation de la première moitié du 20e siè- cle, le Japon et l’Allemagne, ce n’est donc pas un hasard qu’ils aient promu une histoire transna- tionale et globale. Le premier a uploads/Litterature/ grosser-histoire-mondialeglobale.pdf

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