Cahiers d’études africaines 173-174 | 2004 Réparations, restitutions, réconcili
Cahiers d’études africaines 173-174 | 2004 Réparations, restitutions, réconciliations Lumumba, drame sans fin et deuil inachevé de la colonisation Jean Omasombo Tshonda Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4605 DOI : 10.4000/etudesafricaines.4605 ISSN : 1777-5353 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2004 Pagination : 221-261 ISBN : 978-2-7132-1823-1 ISSN : 0008-0055 Référence électronique Jean Omasombo Tshonda, « Lumumba, drame sans fin et deuil inachevé de la colonisation », Cahiers d’études africaines [En ligne], 173-174 | 2004, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 23 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4605 ; DOI : 10.4000/etudesafricaines.4605 © Cahiers d’Études africaines Jean Omasombo Tshonda Lumumba, drame sans fin et deuil inachevé de la colonisation « Puisqu’il y a un avenir, je m’efforce de ne point désespérer de celui de mon pays, actuellement un simple lieu, sans plus. » (Charles Djungu Simba, 1997) Comme chez les sorciers1 ! Horreur ! L’assassinat de Patrice Lumumba présente l’image d’une partie de chasse, en trois phases. Dans l’une, Lumumba échappe à la capture. Dans l’autre, les chasseurs redoublent d’astuces plus subtiles afin de traquer Lumumba, mais ils échouent de nouveau. Enfin, dans la troisième phase, c’est la coalition de plusieurs chasseurs qui vient à bout de la résistance. Plutôt qu’une simple scène de chasse au gibier, l’assassinat de Lumumba relève d’une pratique de la sorcellerie telle qu’elle m’a été racontée pendant mon enfance2. Les chasseurs ont pour victime les gibiers en brousse, les 1. Ce point puise de nombreuses références dans les trois romans de KOMPANY (1995), KOUROUMA (1998) et SOETE (1978). Il s’agit en fait des fictions construites à partir des expériences concrètes. 2. Pour la sorcellerie telle que je me la représentais à travers divers récits et pra- tiques observées. K. KOMPANY (1995) fait une description assez précise dans son roman Ogre empereur. Ce roman non seulement retrace le vécu d’un Africain du village et même celui de la ville, toutes ces traditions qui marquent profondé- ment son attitude, mais aussi racole à l’histoire du Congo/Zaïre après l’indépen- dance. Le héros du récit, Tamfumu, tel qu’il est décrit dans plusieurs pages du roman, ressemble au président Mobutu (pp. 168 et s.). Un autre roman d’un autre Africain, A. KOUROUMA (1998), originaire de la Côte-d’Ivoire, porte sur les pra- tiques des pouvoirs de chefs d’État africain. Plusieurs passages relatent les pra- tiques sorcières intégrées dans l’exercice de la gestion quotidienne du pouvoir. Plutôt que des fictions, ces deux romans s’appuient sur des réalités, même s’ils embrouillent les noms des lieux ou des personnes et n’indiquent pas toujours les dates et autres précisons nécessaires pour un travail d’histoire ou de sociologie politique. Une autre publication relevant plus de la sociolinguistique évoque la sorcellerie selon la conception populaire au Congo (MUKENDI & MUYAYA 2002 : 52-77). Cahiers d’Études africaines, XLIV (1-2), 173-174, 2004, pp. 221-261. 222 JEAN OMASOMBO TSHONDA LUMUMBA. UN DEUIL INACHEVÉ 223 sorciers, eux, chassent les humains au village. Tous deux tuent, suppriment la vie à d’autres êtres ; ils sont cruels. Les chasseurs crient leur joie lorsque la bête expire dans le sang les pattes en l’air. Quant aux sorciers, plus il y a de morts, plus ils sont contents, surtout si, parmi les victimes, se trouve une personnalité importante. Le but du sorcier et du chasseur est la satisfac- tion d’un besoin, mais dans le geste se lit l’appétit de domination qui conduit à supprimer l’autre, libérer l’espace qu’il occupe. Lumumba fut tué avec toute la fureur déchaînée propre aux prédateurs agacés. Son corps fut « détruit »3 par eux jusqu’au dernier morceau car rien de lui ne devait subsister. Gérard Soete (1978) décrit la séquence du dépeçage des corps de Lumumba et de ses deux compagnons Okito et M’polo4 : « Dès qu’ils ont déposé les corps auprès des fûts vides et rassemblé leur matériel, ils se rendent compte qu’ils ne sont pas préparés à ce genre de travail. Ils retournent vers la voiture et boivent du whisky [...]. Peu initiés à la tâche, ils commencent à donner des coups de hache et ils entaillent les corps comme des forcenés. Cela ne leur rapporte rien, sauf de la puanteur et des immondices et ils décident de se lier une serviette hygiénique devant la bouche. Schäfer prend la scie à métaux et la jambe du prophète (Lumumba) et commence à scier juste au-dessus du genou, comme s’il s’agissait d’une branche d’arbre. Il dispose le bout de jambe délicatement au fond du fût et continue à séparer un par un les membres du torse. [...] Lorsque ne reste plus que le torse et la tête, il se rend tout à coup compte de l’horreur de ses occupations. Denys se tient immobile, telle une statue de pierre et l’éclaire à l’aide d’une torche. C’est Schäfer qui réveille sa haine. La passion se mêle à sa soûlographie. Les doigts s’agrippent avec fermeté dans la chevelure crépue d’apparence métallique, voilà le geste décisif. [...] Il met la scie de côté. Elle n’est pas à la mesure de cette tête monstrueuse. Il prend la hache, place le pied sur la mâchoire et détruit le cou ; le souffle lui manque ; il jure comme un diable, maudit tout le monde comme ses frères de race l’ont fait. [...] “Je le fais à votre place, espèces de lâches blancs”. C’est une prière grinçante qui sort d’entre ses dents à travers l’ouate de la serviette hygiénique. [...] Tout à coup, habité par une immense répugnance, il convoque tous les prophètes nationalistes à la barbiche de bouc et aux lunettes de cheval, tous les chuchoteurs aux chapeaux de soie et aux fausses promesses de son propre pays. Avec la férocité de sa haine, il donne le coup de hache qui sépare les dernières vertèbres du cou, reprend la tête puante dans ses mains et crache dessus. Puis, la tête posée sur ses bras croisés, il s’assied au milieu du liquide qui souille l’herbe, et commence à sangloter. A ` côté de lui, le torse sans membres. A ` ses pieds se trouve la tête, un objet impossible. » 3. En Afrique, le terme utilisé dans le monde sorcier est « mangé ». En Europe, la pratique courante consiste à faire disparaître le cadavre pour camoufler la mort (GESCHIERE & FISIY 1995). 4. Dans son roman, G. SOETE (1978) qui dépeça le corps de Lumumba qualifie lui- même sa besogne de « travail diabolique ». Le récit de DE WITTE (2000 : 308- 309) est tiré d’un roman, donc d’une fiction, mais elle est construite à partir de l’expérience réelle de G. Soete. 224 JEAN OMASOMBO TSHONDA Comme si Lumumba avait disposé de procédés magiques protecteurs, son fantôme n’arrête de harceler ses bourreaux. « Lumumba n’est pas quel- qu’un que l’on peut enterrer facilement », observe Le Figaro du 13 sep- tembre 1960. Il aurait fallu cacher sa mort, suggère Philippe Toussaint du Pourquoi pas ?, en février 1961. La réponse est tout autre : « Il paraît que c’était impossible. Il fallait, au contraire que les populations du Katanga, et plus généralement celles du Congo, sachent que l’ex-Premier ministre était mort et enterré, il fallait couper au pied tout espoir de le voir réappa- raître un jour, et c’est d’ailleurs pour cela qu’on a fait appel au témoignage d’un médecin belge, à la réputation parfaite » (Toussaint 1961). Après que Lumumba ait été tué et enterré, lorsque les bruits commencè- rent à se répandre, un autre Belge, Gérard Soete (1978 : 308), qui alla recher- cher le corps, témoigne : « A ` vingt mètres de la route, sur les lieux de l’exécution, en pleine savane arborisée, la main raide du Prophète (Lumumba) dépasse le sol sablonneux et pointe vers le ciel : une dernière tentative d’accuser, de faire appel à ses troupes destructrices. Ils ne parviennent toujours pas à tuer décemment. Ils ne pensent pas au cadavre qui reste après la destruction de l’être humain. » A ` propos de Lumumba, « on broie une pierre, on n’efface pas par le crime, au contraire », écrit Toussaint dans Pourquoi Pas ? en février 1961. La mort violente subie par Lumumba a certes renforcé l’image du person- nage, mais avant, de nombreux gestes évoquent des convictions. L’avocat J. Aubertin, qui le défendit lors du procès des émeutes d’octobre 1959 à Stanleyville, le décrit (Marrès & Versmat 1974 : 164) ainsi : « Grand, flexible, mince, il est la mobilité même. “Ondoyant et divers”, jamais l’expression n’a mieux défini un personnage. Quand il s’exprime, c’est avec dou- ceur, mais non sans volubilité ; derrière les lunettes fumées qui masquent à demi son regard, ses yeux oscillent. Il découvre des dents blanches ; ses paroles, le son de sa voix, ses gestes les prolongent en les complétant. Ses bras maigres se déten- dent, formant avec son corps un angle aigu. S’il sait écouter, voire faire sienne une objection, c’est pour y répondre, non sans détour, par une longue digression. » Pierre Leroy (1965 : 99-111), le dernier gouverneur colonial uploads/Litterature/ etudesafricaines-4605.pdf
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- Publié le Dec 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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