Pour une lecture ethnocritique d’Ella Maillart Liliana FO ALĂU Ș Ella Maillart

Pour une lecture ethnocritique d’Ella Maillart Liliana FO ALĂU Ș Ella Maillart (1903-1997) est une écrivaine méconnue de la haute tradition suisse romande de la littérature de voyage, en même temps qu’une téméraire et singulière voyageuse. Elle se livre à un « arpentage émerveillé » de l’espace, parcourant une grande partie du monde oriental à une époque où à l’Ouest on en savait peu, le temps de l’avènement de l’intérêt pour le Grand Orient n’étant pas encore arrivé. Paul Morand, qui l’avait rencontrée, écrit que « ses pieds grands sont ceux d’un coureur d’univers ». Nicolas Bouvier, qui admire la voyageuse dont il a suivi l’exemple, en est aussi fasciné par la fraîcheur de l’écriture, l’harmonieuse cohabitation du vu et du vécu, le naturel avec lequel elle en parle1. L’espace que la « greffière » romande soumet à notre attention n’est pas seulement un ensemble de lieux géographiques, mais surtout un lieu littéraire qui vaut pleinement l’effort de la découverte ou de la (re)lecture. L’Asie, qu’elle a parcourue comme au XIXe siècle (souvent à pied, à cheval, à chameau ou mulet, seule ou en caravane) et respectivement décrite entre 1930-1960, est aujourd’hui en bonne partie « interdite aux nomades », comme l’affirme l’autre grand voyageur de la littérature suisse romande dont on a déjà évoqué le nom, Nicolas Bouvier. Parmi les régions quasiment inconnues à l’époque, dont témoignent ses récits de voyage, on rappelle: le désert de Kyzylkoum, la république autonome de Karakapalkie, le col de Djoukka, la Syanétie, la Balkarie, le Koukou-Nor et beaucoup d’autres lieux et noms exotiques qui font encore rêver d’aventure et d’un ailleurs ensorcelant, attrayant. On ne doit pas oublier non plus ses récits « parmi la jeunesse russe », réalisés entre 1930- 1931, à la suite d’une connaissance sur place de ces milieux qui l’intéressaient beaucoup. Elle passe plusieurs mois à Moscou, apprend le russe, étant logée chez la Comtesse Tolstoï. Ce séjour en Russie lui donnera un goût très fort de l’Orient qui allait devenir une bonne partie de sa vie. De la Russie elle part pour la République des Kirghizes en compagnie, pour le début, de deux couples russes. Suit la découverte des Monts célestes (les contreforts ouest des Tian Shan), que nous pouvons lire dans ses fort vivantes pages Des Monts Célestes aux Sables Rouges, recueil d’une inoubliable expérience de voyage, ayant le sous-titre Turkestan solo. Plus tard elle verra miroiter à l’est les étendues poudreuses du Takla-Makan, le désert qui ouvre vers la Chine, une Chine encore interdite, mais pour la connaissance et la « conquête » de laquelle Ella avait montré une volonté, une détermination extraordinaires. En regagnant l’Europe, Ella Maillart traversera Alma-Ata, Tachkent, Samarkand, Boukhara, Khiva – les cités dont elle avait longuement rêvé. Elle le fera dans les conditions les plus difficiles, s’exposant à tous les dangers des routes inconnues, parfois sans permis, dans des conditions climatiques des plus dures, en barque, en train de marchandise, en grappe sur des camions poussifs, souvent à pied, en caravane, suivant des chameliers, etc. Ce qui devient, avec le temps, de plus en plus intéressant dans ses œuvres, c’est qu’elles témoignent d’un monde disparu ou, comme l’auteure l’éprouvait déjà à l’époque de ses exploits, en train de disparition. C’est cette vérité de l’ensemble de l’œuvre, doublée de l’authenticité du témoignage, qui a orienté notre lecture sur des aspects d’ethnolittérature, qui réclame, de par sa spécificité, un parcours ethnocritique. Les volumes signés Ella Maillart regroupent des récits qui retracent ses voyages en mer ou sur la terre, parfois des lettres destinées à sa mère, qui rapportent la même expérience (c’est le cas de Cette réalité que j’ai pourchassée). Les titres de ces recueils s’imprègnent, dans la plupart des cas, des traits de l’ethnolittéraire : Parmi la jeunesse russe. De Moscou au Caucase (1932), Des Monts célestes aux Sables rouges. Turkestan solo (1934), Oasis interdites. De Pékin au Cachemire (1937), Gypsy Afloat – La Vagabonde des mers (1942), Croisières et caravanes (1951), Ti-Puss ou l’Inde avec ma chatte (1951), et La Voie cruelle (1952). À côté de ces recueils, on doit mentionner l’existence d’une série de conférences que l’étonnante voyageuse donnait à la prestigieuse « Royal Geographical Society » à Londres et dans d’autres célèbres instituts européens, qui lui facilitent la rencontre d’importants scientifiques, historiens, archéologues et sociologues. À ces conférences on ajoute de nombreux enregistrements pour la Radio Suisse, de même que son travail de reporter pour Le Petit Parisien, où elle a constamment publié des récits de voyages en Turquie, en Iran, en Afghanistan et ailleurs. 1 Dans Témoins d’un monde disparu, Carouge-Genève, Mini-Zoé, 2002, p. 11. Questions théoriques d’ethnolittérature. Points d’ancrage Il est depuis longtemps déjà dépassé le temps où la littérature de voyage ouvrait surtout sur les valeurs de l’exotisme. On voit, heureusement de nos jours, accorder une attention différemment fondée à ces récits qui peuvent être classés du côté de la littérature de voyage, bien que tous les connaisseurs de ce phénomène culturel ne partagent pas le goût de ladite « étiquette ». Kenneth White, par exemple, propose de parler plutôt de « littérature des confins », ayant son lieu mental « sur le bord extrême de notre culture », et dont le mouvement physique consiste à « embrasser la terre d’une manière nouvelle, pour reprendre contact avec l’univers au moyen d’une attention multiple et simultanée dont la logique, l’érotique et l’erratique, n’a rien à voir avec les logiques en cours » (White, 1994 : 312). Lire l’espace plus ou moins éloigné, c’est lire le temps qui lui est attaché, un système social correspondant, des modes de vie, toute une culture dans le sens le plus large. Avec cela on approche de données et de domaines qui constituent l’objet d’étude de l’ethnocritique. Car les écrits ethnologiques ou ethnographiques se concentrent, comme on le sait, sur des observations et faits accumulés en vue d’une possible généralisation, d’une approche théorique, de la mise en évidence de divers phénomènes de la vie sociale de peuples, groupes ou individus plus ou moins lointains. Vus par le prisme littéraire, ces récits se prêteront très bien à la lecture ethnocritique, à la suite d’un regroupement des données, des étapes du parcours, de l’enregistrement qu’en donne l’œil du voyageur2. On sait que depuis la publication du Livre des Merveilles du monde (Marco Polo, 1298), pour ne plus parler des log books du XVIIIe siècle, les récits de voyage s’imposent par leur importante dimension ethnographique. On considère qu’au XXe siècle une page est à jamais tournée, puisque les vrais explorateurs-écrivains disparaissent, laissant la place aux « explorateurs de pacotille, hâbleurs et imposteurs » que Lévi-Strauss déclarera haïr dans une phrase préliminaire des Tristes Tropiques. Et pourtant, les vrais explorateurs-écrivains résistent, ils continuent une œuvre commencée bien avant, et des Suisses romands comme Ella Maillart ou Nicolas Bouvier font figure de proue dans le domaine. L’œuvre d’Ella Maillart, que l’on peut rapprocher de celle de Nicolas Bouvier, de Cendrars ou de Le Clézio (on pense surtout à Haï), illustre ce précepte selon lequel la littérature et l’anthropologie sont « deux ordres de pensée qui peuvent providentiellement se rejoindre » (Alain-Michel Boyer). C’est ce qu’on va essayer de démontrer avec la nouvelle lecture qu’on en propose. Comme le disait Daniel Pageaux, « […] la littérature a pris en charge le travail ethnologique bien avant l’existence et la reconnaissance d’une science humaine nommée ethnologie »3. De façon générale, les textes appartenant à la catégorie « littérature de voyage » se remarquent par leur caractère ouvert, par leur originalité, même si parfois qualifiés de textes marginaux. Les œuvres à caractère ethnographique s’aventurent – et les exemples en sont multiples – sur des marges, au sens le plus complexe que l’on puisse attribuer à ce terme. Marges d’un espace géographique, marges d’une société, d’un groupe, d’une époque, d’une civilisation, voire même de la possibilité de s’exprimer, d’écrire, de voyager. En parcourant l’œuvre d’Ella Maillart, on éprouve avec intensité l’impression d’une limite à franchir, qui devient une obsession de la voyageuse avant d’être un modus vivendi. D’un pays qu’elle a traversé, Ella veut prolonger son trajet, passer une autre frontière, d’une langue apprise à force de voyager et d’entrer en communication (ce qui ira jusqu’à la communion) avec les populations croisées, elle s’initie à une autre langue, ayant appris des choses sur une religion, elle ne cesse de s’intéresser à d’autres croyances et pratiques religieuses, à d’autres philosophies de vie. La voyageuse laissera en héritage aux générations les témoignages de ces contacts avec les marges et les mondes par elle abordés. Sa littérature se ressource aux territoires parcourus, aux mondes connus, aux modes de vie qu’elle a essayé de rejoindre, d’intégrer pour des périodes, convaincue que la vraie connaissance de la vie réside en l’adhésion totale à la vie, avec tout ce qu’elle offre d’inconnu, de dangereux, de surprenant, de différent ou de semblable. Les œuvres à caractère ethnographique qui s’aventurent sur des marges s’avèrent donc être les garants d’une littérature conçue comme système ouvert4. Beaucoup d’écrivains voyageurs font preuve d’une uploads/Litterature/ ella-maillart.pdf

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