MIRBEAU ROMANCIER DE L'ACTUALITÉ « C’est de l’histoire contemporaine1. » Les ro
MIRBEAU ROMANCIER DE L'ACTUALITÉ « C’est de l’histoire contemporaine1. » Les romans de Mirbeau, on l'a souvent souligné, sont des fables. Mirbeau n'écrit d'un bout à l'autre de son œuvre que des récits exemplaires, dans lesquels événements et discours des personnages sont subordonnés, avec plus ou moins de rigueur, à une morale ou à une vision du monde. Semblable poétique narrative suppose un certain cahier des charges : des personnages discourent et exposent leurs idées sur la vie, l'art, l'humanité, se lancent dans des proclamations esthétiques (Lirat, par exemple, dans Le Calvaire), tandis que leurs actions et la « confession publique » (Le Calvaire) qu'ils engagent sont censées servir d'exemple au lecteur. Dans L'Abbé Jules, la longue confession de l'abbé devant les paroissiens de Viantais, dans ce récit qui est une sorte de fable naturiste avant l'heure, est « un sublime exemple » (OC I, p. 358) selon « le bon abbé Sortais » ; que dire du Jardin des supplices, dont la dimension allégorique est constamment soulignée par le narrateur ? Et que dire encore de Dingo que Pierre Glaudes a récemment re-situé dans la tradition du conte philosophique et de la fable animalière2 ? Cette relation entre le général et le particulier, entre l'abstraction du discours philosophique et les situations et personnages romanesques qui lui servent d'illustrations semble exclure tout ancrage dans l'actualité et dés-historiciser globalement le propos mirbellien – à moins de ramener l'histoire à une position simplement serve et de la réduire au rang d'illustration. On songe à cet article justement célèbre de Karlheinz Stierle : « L'histoire comme exemple. L'exemple comme histoire3 », qui montre comment, de l'Antiquité au XVIIIe siècle, en passant par l'exemplum médiéval, l'histoire cesse progressivement d'avoir un rôle probant et exemplaire, celui de magistra vitae, sans perdre pour autant celui d'indice à valeur illustrative. De fait, on pourrait voir, dans l’allusion à tel épisode de l’affaire Dreyfus ou dans la peinture des mœurs gambettistes dans Le Jardin des supplices, des illustrations à la fable du roman, dont un des pans tient bien à la dénonciation d’une violence sociale, violence d’autant plus irrépressible qu’elle exprime la violence naturelle de l’homme. De même les expériences de la guerre de 70 prêtées au personnage central (dans Le Calvaire et dans Sébastien Roch) exemplifieraient cette même haine du beau et cette absurdité de l’existence que les œuvres de Mirbeau enregistrent très tôt. Le propos philosophique serait en ce sens premier et l’événement, qu’il soit actuel ou passé, subordonné à son expression. L’abondance du discours dans le roman mirbellien en serait une autre preuve : ainsi des tartines de Lucien sur l’art dans Dans le ciel, des déclamations de Jules sur l’éducation, des propos anticléricaux de Sébastien, du Frontispice du Jardin des supplices, ad libitum, qui ne sont pas sans rappeler, mais en version un rien décalée, voire carrément parodique, la poétique du roman balzacien ; ainsi des maximes et constats généraux fonctionnant à la manière de sommaires qui émaillent certains romans et où le lecteur est censé trouver un concentré de sens4 ; ainsi de cette volonté d’afficher des opinions, d’exprimer un point de vue, toujours semblable dans l’œuvre romanesque, qui a d’ailleurs contribué à ce péché critique dans lequel nous tombons tous, plus ou moins, quand nous lisons Mirbeau : confondre les personnages et l’auteur et toujours supposer que ce que disent les voix du roman, celles du personnage comme celle du narrateur, expriment ce que pense l'écrivain. Le rôle joué par l’insertion d’actualités permet peut-être de repenser ce rapport 1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Œuvre romanesque, Paris, Buchet-Chastel/Société Octave Mirbeau, 2001, t. II, p. 181. Désormais notre édition de référence abrégée en OR, suivi des indications de tome et de page. 2 Pierre Glaudes, Séminaire Mirbeau, en Sorbonne, le 9 décembre 2016, à paraître dans le volume Les Paradoxes d'Octave Mirbeau, Marie Bat, Émilie Sermadiras et Pierre Glaudes, Paris, Classiques Garnier, 2017. 3 Karlheinz Stierle, « L'histoire comme exemple. L'exemple comme histoire », Poétique, n°10, 1972, p. 176-198. 4 Voir par exemple : « Constatons en passant qu’une canaillerie bien étalée, à l’époque où nous sommes, tient lieu de toutes les qualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à lui reconnaître de force intellectuelle et de force morale » (OR, II, p. 184). Nous y reviendrons dans un travail sur la pédagogie mirbellienne (Colloque Mirbeau-Zola de Debrecen, 9-11 juin 2017). 1 entre l’œuvre et son auteur, ou du moins de l’éclairer. Une histoire du XIXe siècle La tradition aristotélicienne suppose que l'exemple soit emprunté à l'histoire événementielle, réservoir exemplaire ou collection d'anecdotes, qui pose cependant ainsi la question de la relation au temps : si la littérature classique pioche volontiers dans l’histoire ancienne, on peut supposer que le roman de tendance réaliste, tel qu’il s’impose à compter de 1830, ira chercher ses exemples dans une histoire plus récente, celle de la France révolutionnée et de l’Empire. De fait, c’est encore sur l’achat de biens nationaux que, dans les années 1880, se fonde la fortune des personnages mirbelliens, à moins que le romancier ne les situe dans des cadres où ces appropriations de biens ecclésiastiques et seigneuriaux demeurent présents : la demeure des Mintié est ainsi la « dépendance d’une abbaye qui fut détruite par la Révolution » dans Le Calvaire5 ; on se souvient des aventures du père Pamphile et de son prieuré dans L’Abbé Jules6 ; le père du clerc d’huissier est, dans Sébastien Roch, l’indigne détenteur de biens nationaux dont Kerral père voudrait obtenir restitution quand Henri V sera installé sur le trône7. M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch parvient, quant à lui, à faire entrer son fils chez les Jésuites de Vannes car il rappelle le glorieux fait de son grand-père pour défendre, en 1793, l'église de son village contre les exactions révolutionnaires8. On note aussi que c’est en 1794 que le père du narrateur du Jardin des supplices crée son entreprise de fournisseur de vivres avariés9 et fonde la (relative) fortune familiale. C'est donc dans le terreau révolutionnaire que s’enracine une bourgeoisie qui, par ailleurs, craint le spectre rouge de 48 – il hante les propos anxieux de ces notables provinciaux que sont le notaire Mintié dans Le Calvaire ou le Dr Dervelle dans L'Abbé Jules –, voire exprime la nostalgie d'une société d'Ancien Régime, sous laquelle pourtant sa situation n'était pas si florissante. Ainsi, est-il encore question, à propos de domestiques, dans Les Vingt et un jours, de trouver en Bretagne « des gens fidèles, vertueux, désintéressés, qu'on paie très peu et qui ne mangent rien, des gens d'avant la Révolution... des perles10 ». Il y a incontestablement quelque chose de balzacien dans cette peinture du monde bourgeois dont la mise de départ provient des destructions révolutionnaires et des marchés conclus par les habiles dans les dernières années du XVIIIe siècle. Mirbeau définit historiquement la bourgeoisie du XIXe siècle à partir de deux bornes : elle s’est enrichie sous la Révolution et elle craint dès lors toutes les révolutions qui pourraient venir troubler ses profits ; elle hait donc le peuple et vit petitement, avec la terreur de perdre ce qu’elle a difficilement acquis (tout changement est ainsi vécu comme un véritable traumatisme, tel le déménagement des parents de X., le narrateur de Dans le ciel, ou la retraite de M. Roch) ; la guerre perturbe ses calculs, mais exalte son patriotisme, car elle rappelle l’époque glorieuse des guerres de l’Empire – avec laquelle un Napoléon III s’efforce de renouer11. La troisième borne est en effet la guerre, où Jean Mintié connaît l’expérience du meurtre légal, quand Sébastien y perd la vie, et qu'évoquent de nombreux personnages, inévitablement dans la partie allemande de La 628-E8, et encore en 1913, un Jules Claretie dans un chapitre retiré de Dingo, il est vrai aux fins de ridiculiser l'administrateur de la Comédie- Française12. Le narrateur de Dingo explique ainsi à l'instituteur, en butte, comme le chien et son propriétaire, à la méfiance, voire à la vindicte de la population de Ponteilles-en-Barcis, que les 5 OR, I, p. 121. 6 OR, I, p. 385 et sq. Voir également l’aventure de Pamphile auprès de l’ancien boucher Lebreton, « terroriste farouche, devenu riche par l’acquisition des biens nationaux » (ibid., p. 390). 7 OR, I, p. 601, p. 673. 8 OR, I, p. 552. 9 OR, II, p. 189. 10 OR, III, p. 217. 11 Voir le personnage du tambour et ses récits de la guerre de Crimée dans Dans le ciel (OR, II, p. 35). 12 OR, III, p. 856. 2 paysans ont conservé, « même dans l'émancipation, la méfiance, l'affolement des bêtes traquées » du fait des siècles de servage qu'ils ont subis13, un atavisme de soumission en somme. Dingo n'est-il pas d'ailleurs comparé, dans ses déprédations, à un seigneur d'Ancien Régime, « qui buvai[...]t le sang des paysans » ? « Chien de bourgeois14 », autant dire chien d'aristocrate qui insulte à la démocratie... Cependant semblable panorama historique, pour s'ancrer toujours dans 1789 et ses suites, tend uploads/Litterature/ eleonore-reverzy-mirbeau-romancier-de-l-x27-actualite.pdf
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- Publié le Jan 13, 2021
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