DU DIALOGISME À L'INTERTEXTUALITÉ : UNE RELECTURE DE LA RÉCEPTION DE BAKHTINE E

DU DIALOGISME À L'INTERTEXTUALITÉ : UNE RELECTURE DE LA RÉCEPTION DE BAKHTINE EN FRANCE (1967-1980) KARINE ZBINDEN Bien que la théorie littéraire ne se soit développée que relative- ment tardivement en France, il est indéniable que les travaux qui y ont été effectués à partir des années 1960 ont eu un impact dépas- sant largement les frontières de l'hexagone. Ainsi, la notion d' inter- textualité a contribué à renouveler la théorie littéraire bien au-delà du domaine francophone. Mais de manière plus significative, l'in- terprétation de Julia Kristeva, instigatrice de la notion d'intertex- tualité, a également infléchi la compréhension du dialogisme, inspiration et base théorique de 1'« intertextualité », et a eu un effet considérable sur la perception et la transmission des travaux de Mikhaïl Bakhtine et d'autres membres de son Cercle. C'est cette interprétation initiale qui constituera l'objet de la présente analyse, plus particulièrement la période d'influence de Kristeva, à partir de sa présentation, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », en 1967 l, qui a précédé l'étude de Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine : le principe dialogique, parue en 1981. En effet, il n'existe pas encore d'évaluation critique détaillée de la transforma- tion du dialogisme en intertextualité, métamorphose qui coïncide avec la première phase de la transmission occidentale de la pensée de Bakhtine. Au contraire, les deux interprétations (de Kristeva et de Todorov) sont souvent télescopées et il semble important d'éva- luer un fait habituellement négligé à force d'être cité comme source 1. J. Kristeva. « Bakhtine. le moLle dialogue et le roman ». Critique. 33. 1967. p. 438- 465. Siavica occitania, Toulouse. 17,2003, p. 207-224. 208 KARINE ZBINDEN d'autorité, soit l'appropriation (post)structuraliste de Bakhtine à partir des années 1970. Si cette appropriation joue, encore aujour- d'hui, un rôle important dans le clivage des études bakhtiniennes qui oppose la Russie à l'Occident, son importance en Occident même est fort ambiguë, car, d'une part, l'enthousiasme de Kristeva et l'actualisation qu'elle impose à Bakhtine ont assuré au penseur russe une postérité critique difficilement égalable, et ce dans le monde entier, mais d'autre part, cette interprétation a privilégié une vision logocentrique de l'héritage de Bakhtine 2. Un premier survol des traductions françaises de Bakhtine per- mettra de contextualiser l'interprétation de Kristeva. Suivra une lec- ture de textes tardifs de Bakhtine afin de définir les notions d'interprétation, d'appropriation et de distorsion, indispensables à une évaluation de la lecture de Kristeva. Trois traits spécifiques de cette interprétation seront ainsi identifiés et confrontés au dialo- gisme bakhtinien, afin de déterminer le degré de fidélité de celle-ci. En dernier lieu, certains aspects de la pensée de Bakhtine seront dis- cutés afin de mieux comprendre pourquoi il a pu être perçu comme le précurseur de tant de mouvements théoriques différents. 1. HISTORIQUE DES TRADUCTIONS FRANÇAISES Clive Thomson, instigateur de la transmission de Bakhtine au Canada et dans une large mesure aux États-Unis, considère, à juste titre, que la réception française de Bakhtine n'a pas été tout à fait à la hauteur des promesses annoncées par les travaux de Kristeva et Todorov 3. Il est vrai qu'en comparaison de l'adulation dont Bakhtine a été l'objet, spécialement dans le monde anglo-améri- cain, sa popularité en France reste très modeste. Il semble que Bakhtine y soit plus souvent utilisé, aussi bien en études littéraires qu'en linguistique, que traité comme sujet central. Or, l'article de 2. T. Todorov, Mikhait Bakhtine : le principe dialogique (suivi de Écrits du cercle Bakhtine), Paris, Seuil, 1981. Le Bulletin Bakhtin/The Baklztin Newletter, 5, 1996. était un numéro spécial consacré à la transmission internationale de Bakhtine : « Bakhtine around the World " et comporte des articles traitant de sa réception en Europe de l'Ouest et de l'Est, mais également au Japon, en Israël, au Brésil ou en Australie. Le Brésil a par ailleurs organisé la onzième contërence internationale consacrée à Bakhtine en juillet 2003. 3. C. Thomson.« Bakhtin in France and Québec », in id. (éd.), Le Bulletin Baklztin/The Bakhtin Newsleller, 5, 1996. p. 67-87 (p. 68). Françoise Lesourd partage cet avis dans « M. Baxtin vo Francii ", in Jazyk. ObH·estvo. KurtulLl., Vilnjus, ViI'njusskij universitet, p. 4-12. DIALOGISME ET INTERCULTURALlTÉ : BAKHTINE EN FRANCE 209 Kristeva a ouvert la voie à l'application de concepts bakhtiniens à différentes fins, dans ce cas-ci, à la définition de la sémiologie. Il est indispensable de rappeler également que l'accès aux textes était à l'époque plus que problématique, encore qu'à ce jour la situation ne soit guère plus réjouissante 4. En effet la première tra- duction française d'un texte de Bakhtine (à ma connaissance) a été publiée en 1968, soit l'année suivant la parution de l'article de Kristeva. Il ne s'agit que d'un extrait intitulé « L'Énoncé dans le roman» et tiré de l'essai « De la préhistoire du discours roma- nesque » 5. L'article de Kristeva a certainement vu son impact ren- forcé par le fait qu'il constituait le seul mode d'accès à la pensée de Bakhtine pour un lectorat francophone, d'autant plus qu'il ne s'agissait, en apparence du moins, que d'une « présentation ». De plus, son interprétation n'a guère été contestée 6 et cette absence même de dialogue ne s'avère pas simplement être une ironie du sort pour le théoricien du dialogisme, mais au contraire semble avoir garanti à Kristeva une position d'autorité sur la question qui mérite d'être quelque peu nuancée. L'historique des traductions de Bakhtine en français est ainsi primordial pour notre évaluation. Ce n'est qu'en 1970, soit trois ans après la parution de « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman» que paraît l'ouvrage consacré à Dostoïevski, dans deux éditions dif- férentes. L'une est publiée par L'Âge d'Homme à Lausanne, sous le 4. Pour une analyse plus détaillée de certains problèmes de traduction, voir mon article « Traducing Bakhtin and Missing Heteroglossia ». in Dialogisl/l, 2, 1999, p. 41-59. 5. Mikhaïl Bakhtine,« L'Énoncé dans le roman », trad. par Henri Didier, in Langages, 12, 1968, p. 126-132 [publication originale: « Slovo v romane». in Vopmsy litera- tury, 8, 1965, p. 84-90]. Malgré l'indication en note que le texte provient d'un « livre sur les types d'énoncés auquel l'auteur travaille actuellement », et plus pré- cisément sur les « modes spécifiques, ou genres, du langage qui se forment dans dif- férentes conditions de communication orale entre les hommes et dans différentes formes de textes écrits, y compris les diverses formes de la littérature »(p. 126 n. 1). l'extrait est tiré de « De la préhistoire du discours romanesque », in id., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 402-409. 6. Seules exceptions: Henri Meschonnic, « La Poétique et l'histoire chez Bakhtine ». in Les Cahiers du chemin, Il, 1971, p. 127-39 (repris in id.. Pour la Poétique 1/ : épistémologie de l'écriture: poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973, p. 191-203) et Claude Frioux, « Bakhtine devant ou derrière nous », in Littérature, l, 1971, p. 108-115. Henri Meschonnic considère que Julia Kristeva utilise Bakhtine pour traiter de problèmes totalement autres; ainsi, « la notion d'ambivalence, entrant dans la constitution d'une autre théorie du texte, tend vers une Chine du matérialisme. Les questions qui se posent alors oublient Bakhtine. bien que de lui elles soient parties» (p. 134). L'article de Claude Frioux, quant à lui. est une attaque virulente contre la lecture de Julia Kristeva, dénonçant l'attitude condescendante des critiques occidentaux qui parcellisent l'œuvre de Bakhtine (p. 109). 210 KARINE ZBINDEN titre de Problèmes de la poétique de Dostoïevski, et passera plus ou moins inaperçue, alors que la seconde, publiée par Le Seuil sous le titre (tronqué) de La Poétique de Dostoïevski, est accompagnée d'une préface... de Julia Kristeva, intitulée de manière quelque peu provocatrice « Une poétique ruinée ». Une comparaison sommaire des deux traductions (de Guy Verret et d'Isabelle Kolitcheff respec- tivement) révèle que la seconde est particulièrement« libre », ce qui est en partie dû, semble-t-il, à un souci d'alléger le style de Bakhtine. La même année voit également la parution de la mono- graphie consacrée à Rabelais, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance chez Gallimard 7. Mise à part la sensation provoquée par la parution d'une monographie sur un auteur français par un critique sovié- tique, il semble que ce soit l'air du temps qui ait particulièrement contribué au succès du livre: en effet, c'est principalement le carac- tère révolutionnaire de Rabelais et Bakhtine qui sera mis en évi- dence dans les comptes rendus. Malgré une réédition en 1982, le livre ne suscitera plus beaucoup d'intérêt, si ce n'est auprès d'Yvonne Bellenger qui lui consacre un article acerbe 8. Françoise Lesourd remarque l'absence de Bakhtine précisément là où on l'at- tendrait le plus, c'est-à-dire dans les monographies sur Rabelais qui le mentionnent à peine dans leurs index 9. Ces deux ouvrages, de par leur nature, présentent Bakhtine sous les traits d'un critique litté- faue. Cette perception est modifiée lorsqu'en 1977 paraît Le Marxisme et la philosophie du langage aux éditions de Minuit 10. Roman Jakobson, dans uploads/Litterature/ du-dialogisme-l-x27-intertextualite-une-relecture-de-la-reception-de-bakhtine-en-france-1967-1980 1 .pdf

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