ÉPIMÉTHÉE 1'5SAIS PHILOSOl'HIQL'ES Collection fondée par Jean Hyppolite et diri

ÉPIMÉTHÉE 1'5SAIS PHILOSOl'HIQL'ES Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME L'explication silencieuse DIDIER FRANCK PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE DU MÊME AUTEUR Chair et corps. Sur fa phénoménologie de Husserl Éditions de Minuit, 1981 Heidegger et le problème de l'espace Éditions de Minuit, 1986 Niet:yrche et l'o111hre de Dieu coll. «Epiméthée», PUF, 1998 Dramatique des phénomènes coll. «Épiméthée», PUF, 2001 ISBN 2 13 054229 8 Dépôt légal - J" édition : 2004, mars 2< tirage : 2005, octobre © Presses Universitaires de France, 2004 6, avenue Reille, 75014 Paris «La penst.\ de l'être est le souci porté à l'usage de la langue. »1 1. W'i11k1' (1941), in A11s drr l:"tj{ilmmg des Denkens, Gesamtausgabc (GA), Bd. 13, p. 33. Se retournant sur le chemin parcouru pour y prendre un nouvel élan et après avoir expliqué comment l'inachèvement d' Être et temps le conduisit à repenser d'un seul et même mouvement aussi bien le rapport du Dasein à l'être depuis la vérité de celui-ci que l'ensemble de l'histoire de la philo- sophie occidentale d'Anaximandre à Nietzsche, Heidegger poursuivait : «Et qui pourrait méconnaître que tout ce chemin s'accompagna silencieu- sement d'une explication avec le christianisme - une explication qui n'est ni ne fut un "problème" rapporté mais le maintien de la provenance la plus propre - celle de la maison parentale, du pays natal et de la jeunesse - et simultanément la séparation douloureuse d'avec tout cela ? Seul qui fut ainsi enraciné dans un monde catholique effectivement vécu pourra pressentir quelque chose des nécessités auxquelles le chemin de mon questionne- ment fut jusqu'à présent soumis comme à des secousses telluriques sou- terraines. Les années marbourgeoises y ajoutèrent l'expérience plus directe d'un christianisme protestant - mais déjà comme de tout ce qui devait être fondamentalement surmonté sans pour autant être mis à bas. Il ne convient pas de parler de cette explication la plus intime et qui ne porte pas sur des questions de dogmatique ou sur des articles de foi mais unique- ment sur la question de savoir si le dieu nous fuit ou non, et si nous-mêmes pouvons encore véritablement, c'est-à-dire en tant que créateurs, en faire l'expérience. Et il ne s'agit pas non plus d'un simple arrière-fond "reli- gieux" de la philosophie mais de l'unique question de la vérité de l'être qui seule décide du "temps" et du "lieu" qui nous sont historialement impartis au sein de l'histoire de l'Occident et de ses dieux. »1 1. « Ein Rückblick auf den·Weg», in Btsinmmg, GA, Bd. 66, p. 415-416. Ce texte est daté par Heidegger lui-même de 1936-1937. 10 HEIDEGGER FT LE CIIRISTIANISME L'explication magistrale avec l'histoire de la philosophie, la mise en question de cette dernière depuis la vérité de l'être dont témoigne l'ensemble des cours postérieurs à la publication d' Être et temps se sont donc accompagnées d'une explication aussi douloureuse que silencieuse avec la tradition chrétienne, ont eu lieu en présence du christianisme, c'est-à-dire finalement, d'une manière ou l'autre, en présence du dieu chrétien lui- même. Mais présence tue, sans parole aucune, adressée ou énoncée. Et la rupture de ce silence y reconduit plus sûrement encore puisque Heidegger tient pour inconvenant voire indécent d'exposer ce qui lui est intimement propre, à supposer bien sûr qu'on puisse tenir pour tel la question de savoir si nous pouvons encore, au sein d'un Occident marqué par la révélation judéo-chrétienne, faire l'expérience du dieu. Dès lors, comment entendre ce silence et sa langue tels qu'en eux-mêmes ils se déploient sans contreve- nir à toute retenue sinon, peut-être, en les laissant résonner depuis et dans la parole et la langue qui leur furent concomitantes, en examinant par conséquent la manière dont la mémoire du christianisme a pu intervenir dans la remémoration de l'histoire de l'être et de sa vérité? L'explication avec la métaphysique et le débat avec le christianisme appartiennent donc au même chemin de pensée. L'une et l'autre peuvent- ils alors rester sans incidence l'une sur l'autre ou encore la langue de la première n'emprunter jamais à celle du second? Sans doute le mouve- ment qui anime l'interprétation de la métaphysique diffère-t-il de celui auquel doit être soumise la confrontation avec le christianisme, mais la coordination et l'articulation de ces deux mouvements sont requises par le cheminement lui-même. Où et comment est-il alors possible et surtout nécessaire de les faire apparaître ? Il faut, bien évidemment, partir de l'explication avec l'histoire de la philosophie, explication qui serait insuffisante pour ne pas dire vaine si elle n'en considérait pas l'ensemble et tout particulièrement le commen- cement et la fin. Le commencement, c'est-à-dire la parole d'Anaximandre qui « passe pour la plus ancienne parole de la pensée occidentale », et la fin, c'est-à-dire la pensée nietzschéenne puisque cette explication «par- vient à sa conclusion avec les cours sur Nietzsche »1• Mais, relativement 1. Cf. «Der Spruch des Anaximander», in HolZ?vege, GA, Bd. 5, p. 321 et« Beilagc zu Wunsch und Wille », in Besim11111g, GA, Bd. 66, p. 420. 111'.IDEGGER ET LE CHRISTIANISME 11 au christianisme, la situation du commencement et celle de la fin de la métaphysique ne sont nullement comparables: la parole d'Anaximandre appartient au seul monde grec quand l'œuvre de Nietzsche s'ouvre par La Naissance de la tragédie pour s'achever sur L'Antéchrist. En d'autres termes, s'il n'y a aucune difficulté de principe à admettre que l'interprétation de la pensée nietzschéenne et de la philosophie moderne dans son ensemble puisse s'accompagner d'un débat avec le christianisme, il en va tout autre- ment pour l'interprétation de la philosophie grecque et singulièrement de la parole d'Anaximandre. Non seulement l'une et l'autre sont étrangères à la révélation chrétienne mais, en accédant à la dimension à partir de laquelle la pensée grecque s'est initialement déployée, Heidegger s'est inlassablement efforcé de rendre cette dernière à elle-même, c'est-à-dire aussi à elle seule. Le débat avec le christianisme n'en a pas moins accompagné cette «vaste interprétation de la pensée présocratique »1 à laquelle Heidegger s'est consacré depuis 1932 et dont la sienne propre est inséparable. Quel est alors le poids du premier sur les secondes, et n'est-ce pas en faisant l'épreuve d'une pensée qui, par elle-même, n'a absolument rien de chré- tien que celle de Heidegger est le plus susceptible de laisser clairement ressortir le sens de la relation tacite qu'elle entretient avec le christia- nisme ? Ou encore et de manière plus précise mais en aucun cas plus étroite, l'interprétation de la parole d'Anaximandre, c'est-à-dire du com- mencement grec, ne requiert-elle pas, d'une manière ou l'autre, la lumière de la révélation chrétienne ? 1. « Spiegel-Gespriich », in R.ede111111d a11dere Ze11g11isse eines Lebensweges, GA, Bd. 16, p. 653. Le cours du semestre d'été 1932, intitulé Le con1mence111ent de la philosophie occidentale, porte sur Anaximandre et Parménide. 1 Tel qu'il est traditionnellement reçu depuis la citation qu'en fait Sim- plicius dans son commentaire de la P~siq11e d'Aristote, le texte de la parole d'Anaximandre est le suivant: èÇ &v ôè ~ yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL Xtxt ' ..J,O ' > - I 0 ' l I \'.' \'.'6 ' > ' \'.'I ' rtjV '+' . Of)Ol:V E:Lt; ':"Ol:UTOI: YLVE:O'VOl:L XOl:TOI: TU )(pe:wv· oLo VOCL yocp Ol:UTOC oLX7)V XOl:L TLCHV OCÀÀ~ÀOLÇ 't"iïç ocÔLxloci; XOl:'t'Ot T~V TOU xp6vou TiiÇLv. Après avoir rappelé ks traductions qu'en donnèrent Nietzsche et Diels, après avoir retracé l'histoire de sa transmission, Heidegger en propose une première version liLLérale: «Or, depuis quoi la génération est aux choses, aussi la perdition vers cela s'engendre selon le nécessaire; car elles se donnent droit et réparation les unes les autres pour l'injustice, selon l'ordre du temps. »1 Puis, une fois écartées les présuppositions majeures qui en déterminent généralement l'interprétation, il s'attache à préciser ce dont la parole parle. « Grammaticalement, la parole consiste en deux phrases. La pre- mière commence par : èÇ wv ôè -fi yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL ••• Il est question des ovToc ; TOt ovToc signifie, littéralement traduit : l'étant. Le pluriel du neutre nomme TOt 7t'oÀÀii, la multitude au sens de la multiplicité de l'étant. Toutefois TOt ovToi: ne désigne pas une multiplicité quelconque ou sans limite mais 't'Ot 7tiXvToc, le tout de l'étant. C'est pourquoi 't'Ot ov't'oc signifie 1. «Der Spruch des Anaximander », in Holzµ;ege, GA, Bd. 5, p. 329. 14 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME l'étant multiple en son entier. La deuxième phrase commence par: 8LMvou ycXp 0tÙ't"cX ... Le 0tÙ-rcX reprend le -roï:c; oùcn de la première phrase. La parole parle de l'étant multiple en son entier. »1 Mais désigner ce dont la parole parle est une chose, comprendre ce qu'elle en dit, une autre. Et comment pourrait-on comprendre ce que cette parole dit de l'étant dans son être sans commencer par s'enquérir de ce que signifient ov et dv0tL, mots que,« dans notre langue maternelle »2, nous traduisons correctement mais aveuglément par « étant » et « être » ? Qui plus est et surtout dans le cas de la plus ancienne des paroles de la pensée grecque, ce dont elle parle doit lui uploads/Litterature/ didier-f-heidegger-et-le-christianisme-pdf.pdf

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