SADE À LA FONDATION BODMER : ENTRETIEN AVEC LE PROF. MICHEL DELON (1ÈRE PARTIE)

SADE À LA FONDATION BODMER : ENTRETIEN AVEC LE PROF. MICHEL DELON (1ÈRE PARTIE) 5 Déc, 2014 | Culture Entre littérature et scandale. – Du 6 décembre 2014 au 12 avril 2015, la Fondation Martin Bodmer (Cologny) ouvre les portes de sa dernière et sulfureuse exposition temporaire : « Sade, un athée en amour ». Afin de célébrer le bicentenaire de sa mort, cʼest une nouvelle facette de la vie du marquis qui se dévoile : entre manuscrits inédits, éditions originales, lettres, gravures, photographies et bien dʼautres trésors encore, la Fondation Bodmer compte bien réconcilier lʼimage trop sulfureuse de Sade avec la réalité historique… et montrer que lʼhomme, comme lʼœuvre, a deux visages qui coexistent : le public et le censuré. Pour lʼoccasion, R.E.E.L. a poussé le portail de la Fondation Bodmer, pour aller à la rencontre du prof. Michel Delon (Université Paris-Sorbonne), commissaire de lʼexposition. – Décryptage et parcours en huit thématiques, autour de « Sade, un athée en amour ». R.E.E.L : Tout dʼabord, je voudrais évoquer le titre de lʼexposition. Pourquoi ce titre, « Sade, un athée en amour » ? Lʼamour est-il donc une religion à laquelle on peut ou non adhérer ? Prof. Michel Delon : Lʼorigine de ce titre vient de lʼarbre généalogique de Sade, qui comporte Laure de Noves – cʼest-à-dire Laure de Sade, qui est chantée par Pétrarque. Cʼest étonnant de voir que, dans le même arbre généalogique, on a le couple fondateur de tout lʼamour courtois occidental, et celui qui va représenter sa négation ou son inversion. Laure de Noves et Pétrarque, cʼest lʼamour courtois, cʼest-à-dire la soumission de lʼamant à une maîtresse idéalisée et la capacité de sublimation : Laure est mariée, Laure va disparaître assez jeune[1]… et Pétrarque construit toute son œuvre poétique du Canzoniere sur cet amour impossible, cet amour disparu. Le souvenir de Laure et de Pétrarque est essentiel dans la famille de Sade : lʼoncle de Donatien, lʼabbé Jacques-François[2], après une carrière ecclésiastique, sʼest consacré dans son château de Saumane à lʼétude des belles-lettres, il a rassemblé une grande documentation sur Pétrarque et publié en 1764-1767 trois volumes in 4°, Mémoires pour la vie de Pétrarque[3], où il apporte les preuves de lʼappartenance de Laure à lʼarbre généalogique de la famille et raconte la vie de Pétrarque en y intégrant la plupart des sonnets du Canzoniere. Sade (le nôtre), lit en prison les Mémoires pour la vie de Pétrarque et se passionne pour le poète italien : il raconte même, dans une lettre à sa femme, quʼil voit Laure lui apparaître. Mais Sade ne se confond pas avec les autres membres de la famille, il entretient un rapport particulier avec ce couple fondateur de lʼamour courtois. « Lʼathée en amour », cʼest donc celui qui reprend cette tradition dʼexaltation de lʼamour, mais en la vidant de son contenu religieux et de lʼidéalisation courtoise. R.E.E.L : De plus, je suppose que cʼest également un titre accrocheur, propre à éveiller lʼintérêt du public ? Prof. M.D. : Sans doute. Lʼexpression « athée en amour » est une expression contemporaine de Sade. Ce nʼest pas une formule quʼon trouve sous sa plume, bien quʼil y ait toute une série de déclarations de son athéisme foncier et radical. Cʼest un romancier contemporain qui invente cette formule et la répète plusieurs fois, Pigault-Lebrun. On est à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe ; cʼest le moment où la Révolution invente une société laïque, avec séparation de lʼÉglise et de lʼÉtat ; désormais, les actes de la vie humaine ne sont plus transcrits sur des registres religieux ; le mariage nʼest plus un sacrement, il devient un contrat civil… Donc, lʼ« athée en amour », cʼest aussi une formule qui a un sens par rapport à lʼépoque. R.E.E.L : Une formule qui reprendrait lʼidée dʼun basculement vers une laïcisation moderne, plus marquée ? Prof. M.D. : Oui. Et ce nʼest pas forcément négatif. Quand on observe la vie de Sade, on constate quʼil a connu au moins une véritable passion amoureuse pour sa belle-sœur, Anne-Prospère de Launay, la chanoinesse[4]. Quand ils partent à Venise ensemble[5], ils vivent une passion ; mais, cʼest un amour sans transcendance, il ne sʼinscrit pas forcément dans lʼéternité, même peut-être pas dans la durée, du moins la longue durée… Lʼamour perd ses repères de transcendance, de religiosité. Et à la fin de sa vie, le prisonnier de Charenton est parvenu à établir avec Constance Quesnet une affection conjugale qui, elle, sʼinscrit dans la durée. R.E.E.L : Donc, pour vous, lʼexposition va tenter de garder ces deux faces – le côté amour et le côté négation radicale ? Cela va constituer un fil rouge, ou pas du tout ? Prof. M.D. : Oui. Lʼexposition est divisée en huit sections. La première tourne autour de la figure de Laure et Pétrarque. Si on regarde le catalogue qui vient de sortir et qui est disponible dans les librairies[6], il sʼouvre, comme au début de lʼexposition, par deux portraits en pendant de Laure et de Pétrarque, qui sont des copies du XVIIIe siècle (commandées sans doute par lʼabbé de Sade) et qui sont restés jusquʼà aujourdʼhui dans la famille de Sade. Toute la première section tourne autour de ce couple mythique. Le créateur de la Fondation, Martin Bodmer, a une conception hiérarchique de la littérature, avec de grandes figures phares ; Pétrarque est lʼune dʼentre elles. Il est donc intéressant dʼinscrire Sade en relation avec ces grandes références, même si nous pouvons avoir aujourdʼhui une conception plus ouverte et plus diversifiée de la littérature. Pasolini lit Sade en dialogue avec Dante. Après cette section autour de Laure et Pétrarque, une deuxième présente la famille : cʼest une lignée aristocratique, cʼest un nœud de relations que lʼon découvre dans les arbres généalogiques… jusquʼà la famille actuelle, avec les descendants vivants. Le comte Xavier et sa femme sont morts, mais leurs trois fils et deux filles (les cinq enfants) sont nos interlocuteurs pour le prêt de plusieurs objets. R.E.E.L : Ils sont donc véritablement partie-prenante de lʼexposition ? Prof. M.D. : Oui, ils ont été très enthousiastes et coopératifs. – La troisième section est liée aux « affaires[7] » de Sade. Mais comment le situer par rapport à nos normes actuelles ? Certains disent aujourdʼhui, de manière polémique : « cʼest un dangereux pervers… ». Cʼest un violent, mais, sans relativiser cette violence, sans lʼexcuser, on peut lʼinscrire dans des modes de vie anciens. La pédagogie se faisait alors à coups de fouet. On se fouettait religieusement, par mortification ; et on se fouettait érotiquement, le fouet était censé être un aphrodisiaque. Il est sûr que Sade est un violent mais, comme il le dit lui-même, il ne se confond pas avec certains représentants de la noblesse du temps, on y trouve de vrais pervers dangereux, meurtriers : par exemple, le comte de Charolais[8] adorait tirer à la carabine sur les couvreurs. À chaque fois, il est gracié par le roi, jusquʼau jour où Louis XV le prévient : « Mon cousin, je vous gracie une fois encore, mais que si quelquʼun vous tire dessus, je le gracierai aussi. » Il paraît que cette idée a calmé un certain temps le comte de Charolais… Donc, Sade nʼest pas un meurtrier, mais il est très vite poursuivi pour un certain nombre dʼaffaires de violence et de blasphème. Il fuit en Italie et lʼexpérience italienne (et cʼest la troisième section) est un moment de bonheur, de découvertes, il est libre, il est indépendant. Le pays lui plait par son décor, ses volcans, il lui plait par les souvenirs archéologiques, les souvenirs de la Rome païenne. Il trouve un pays de liberté, où la prostitution généralisée des deux sexes lui plait. Il prend des notes pour rédiger un Voyage dʼItalie : on a conservé quarante cahiers de ce voyage dʼItalie que lʼon va montrer pour la première fois. R.E.E.L : Ces cahiers étaient-ils dans la famille ? Prof. M.D. : Dans la famille au XIXe et une bonne partie du XXe siècle, puis dans une collection privée, celle de Pierre Leroy, qui nous les prête. Ces cahiers sont beaux avec leurs couvertures de couleur et ils sont passionnants : tantôt ce sont des notes sur le vif ; tantôt ce sont des notes quʼil a prises, pour se préparer, sur des guides de voyage, comme on le ferait aujourdʼhui… La troisième section montre donc lʼItalie de Sade. Quatrième section de cette partie biographique : les prisons, Sa va y passer vingt-sept ans, dans onze lieux différents. Il reste peu de temps dans certains, et traînent de longues années dans dʼautres : le château de Vincennes et la Bastille. Pour le catalogue, un photographe est allé pour nous sur les lieux : Vincennes, où on peut voir sa cellule, Saumur au bord de la Loire, Miolans dans un paysage de montagne… R.E.E.L : Et pendant ces séjours, avait-il le droit dʼécrire ou pas du tout ? Prof. M.D. : Oui. Au début, il abuse uploads/Litterature/ delon-entretien-sade.pdf

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